Page:Daudet - Le Nabab, Charpentier, 1878.djvu/390

La bibliothèque libre.
Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

c’est l’abondance des choses, leur afflux précipité qui les empêche de sortir. Les deux copains en étaient là ; mais Jansoulet serrait bien fort le bras du banquier dans la crainte de le voir s’échapper, résister au bon mouvement qu’il venait de provoquer en lui :

« Tu n’es pas pressé, n’est-ce pas ?… Nous pouvons nous promener un moment, si tu veux… Il ne pleut plus, il fait bon… on a vingt ans de moins.

— Oui, ça fait plaisir, dit Hemerlingue… ; seulement je ne peux pas marcher longtemps…, mes jambes sont lourdes…

— C’est vrai, tes pauvres jambes… Tiens, voilà un banc, là-bas. Allons-nous asseoir. Appuie-toi sur moi, mon vieux. »

Et le Nabab, avec des attentions fraternelles, le conduisait jusqu’à un de ces bancs espacés contre les tombes, où se reposent ces deuils inconsolables qui font du cimetière leur promenade et leur séjour habituels. Il l’installait, le couvait du regard, le plaignait de son infirmité, et, par un courant tout naturel dans un pareil endroit, ils en arrivaient à causer de leurs santés, de l’âge qui venait. L’un était hydropique, l’autre sujet aux coups de sang. Tous deux se soignaient par les perles Jenkins, un remède dangereux, à preuve Mora si vite enlevé.

« Mon pauvre duc ! dit Jansoulet.

— Une grande perte pour le pays », fit le banquier d’un air pénétré.

Et le Nabab naïvement :

« Pour moi surtout, pour moi, car s’il avait vécu… Ah ! tu as de la chance, tu as de la chance. »

Craignant de l’avoir blessé, il ajouta bien vite :

« Et puis voilà, tu es fort, très fort. »