Page:Daudet - Le Nabab, Charpentier, 1878.djvu/407

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lui répondit que madame ne sortait pas. Le cas était grave, si grave que, laissant là tous les intermédiaires de valets et de servantes, qu’ils se dépêchaient dans leurs entretiens conjugaux, il monta l’escalier quatre à quatre et entra comme un coup de mistral dans les appartements capitonnés de la Levantine.

Elle était encore au lit, revêtue de cette grande tunique ouverte en soie de deux couleurs que les Mauresques appellent une djebba, et de leur petit bonnet brodé d’or d’où s’échappait sa belle crinière noire et lourde, tout emmêlée autour de sa face lunaire enflammée par le repas qu’elle venait de finir. Les manches de la djebba relevées laissaient voir deux bras énormes, déformés, chargés de bracelets, de longues chaînettes errant sur un fouillis de petits miroirs, de chapelets rouges, de boîtes de senteurs, de pipes microscopiques, d’étuis à cigarettes, l’étalage puéril et bimbelotier d’une couchette de Mauresque à son lever.

La chambre, où flottait la fumée opiacée et capiteuse du tabac turc, présentait le même désordre. Des négresses allaient, venaient, desservant lentement le café de leur maîtresse, la gazelle favorite lapait le fond d’une tasse que son museau fin renversait sur le tapis, tandis qu’assis au pied du lit avec une familiarité touchante, le sombre Cabassu lisait à haute voix à madame un drame en vers qu’on allait jouer prochainement chez Cardailhac. La Levantine était stupéfiée par cette lecture, absolument ahurie :

« Mon cher, dit-elle à Jansoulet dans son épais accent de Flamande, je ne sais pas à quoi songe notre directeur… Je suis en train de lire cette pièce de Révolte dont il s’est toqué… Mais c’est crevant. Ça n’a jamais été du théâtre.