Page:Daudet - Le Nabab, Charpentier, 1878.djvu/412

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banquier, et s’approchait de la baronne en balbutiant la phrase toute faite qu’il avait entendu répéter si souvent, le soir de son bal… « Sa femme très souffrante… désespérée de n’avoir pu… » Elle ne lui laissa pas le temps d’achever, se leva lentement, se déroula fine et longue couleuvre dans les draperies biaisées de sa robe étroite, dit sans le regarder avec son accent corrigé : « Oh ! savais… savais… » puis changea de place et ne s’occupa plus de lui. Il essaya de s’approcher d’Hemerlingue, mais celui-ci semblait très absorbé dans sa causerie avec Maurice Trott. Alors il vint s’asseoir près de madame Jenkins dont l’isolement tint compagnie au sien. Mais, tout en causant avec la pauvre femme, aussi languissante qu’il était lui-même préoccupé, il regardait la baronne faire les honneurs de ce salon, si confortable auprès de ses grandes halles dorées.

On partait. Madame Hemerlingue reconduisait quelques-unes de ces dames, tendait son front à la vieille princesse, s’inclinait sous la bénédiction de l’évêque arménien, saluait d’un sourire les jeunes gandins à cannes, trouvait pour chacun l’adieu qu’il fallait avec une aisance parfaite ; et le malheureux ne pouvait s’empêcher de comparer cette esclave orientale si parisienne, si distinguée au milieu de la société la plus exquise du monde, avec l’autre là-bas, l’Européenne avachie par l’Orient, abrutie de tabac turc et bouffie d’oisiveté. Ses ambitions, son orgueil de mari étaient déçus, humiliés dans cette union dont il voyait maintenant le danger et le vide, dernière cruauté du destin qui lui enlevait même le refuge du bonheur intime contre toutes ses déconvenues publiques.

Peu à peu le salon se dégarnissait. Les Levantines