Page:Daudet - Le Nabab, Charpentier, 1878.djvu/478

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Ce qui me rassurait pourtant, c’est que, n’ayant jamais pris part aux délibérations de la Territoriale, je ne suis pour rien dans les trafics et les tripotages. Mais expliquez cela. Une fois dans le cabinet du juge, en face de cet homme en calotte de velours, qui me regardait de l’autre côté de la table avec ses petits yeux à crochets, je me suis senti tellement pénétré, fouillé, retourné jusqu’au fin fond des fonds, que malgré mon innocence, eh bien ! j’avais envie d’avouer. Avouer, quoi ? je n’en sais rien. Mais c’est l’effet que cause la justice. Ce diable d’homme resta bien cinq minutes entières à me fixer sans parler, tout en feuilletant un cahier surchargé d’une grosse écriture qui ne m’était pas inconnue, et brusquement il me dit, sur un ton à la fois narquois et sévère :

« Eh bien ! monsieur Passajon… Y a-t-il longtemps que nous n’avons fait le coup du camionneur ? »

Le souvenir de certain petit méfait, dont j’avais pris ma part en des jours de détresse, était déjà si loin de moi, que je ne comprenais pas d’abord ; mais quelques mots du juge me prouvèrent combien il était au courant de l’histoire de notre banque. Cet homme terrible savait tout, jusqu’aux moindres détails, jusqu’aux choses les plus secrètes.

Qui donc avait pu si bien l’informer ?

Avec cela, très bref, très sec, et quand je voulais essayer d’éclairer la justice de quelques observations sagaces, une certaine façon insolente de me dire : « Ne faites pas de phrases », d’autant plus blessante à entendre, à mon âge, avec ma réputation de beau diseur, que nous n’étions pas seuls dans son cabinet. Un greffier assis près de moi écrivait ma déposition, et derrière, j’entendais le bruit de gros feuillets qu’on re-