Page:Daudet - Le Nabab, Charpentier, 1878.djvu/479

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tournait. Le juge m’adressa toutes sortes de questions sur le Nabab, l’époque à laquelle il avait fait ses versements, l’endroit où nous tenions nos livres, et tout à coup, s’adressant à la personne que je ne voyais pas :

« Montrez-nous le livre de caisse, monsieur l’expert. »

Un petit homme en cravate blanche apporta le grand registre sur la table. C’était M. Joyeuse, l’ancien caissier d’Hemerlingue et fils. Mais je n’eus pas le temps de lui présenter mon hommage.

« Qui a fait ça ? me demanda le juge en, ouvrant le grand livre à l’endroit d’une page arrachée… Ne mentez pas, voyons. »

Je ne mentais pas, je n’en savais rien, ne m’occupant jamais des Écritures. Pourtant je crus devoir signaler M. de Géry, le secrétaire du Nabab, qui venait souvent le soir dans nos bureaux et s’enfermait tout seul pendant des heures à la comptabilité. Là-dessus, le petit père Joyeuse s’est fâché tout rouge :

« On vous dit là une absurdité, monsieur le juge d’instruction… M. de Géry est le jeune homme dont je vous ai parlé… Il venait à la Territoriale en simple surveillant et portait trop d’intérêt à ce pauvre M. Jansoulet pour faire disparaître les reçus de ses versements, la preuve de son aveugle, mais parfaite honnêteté… Du reste, M. de Géry, longtemps retenu à Tunis, est en route pour revenir, et pourra fournir, avant peu, toutes les explications nécessaires. »

Je sentis que mon zèle allait me compromettre.

« Prenez garde, Passajon, me dit le juge très sévèrement… Vous n’êtes ici que comme témoin ; mais si vous essayez d’égarer l’instruction, vous pourriez bien y revenir en prévenu… (Il avait vraiment l’air de le désirer,