Page:Daudet - Le Nabab, Charpentier, 1878.djvu/481

La bibliothèque libre.
Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

faire au bureau, complètement désert depuis les investigations de la justice, que d’empiler des assignations de toutes couleurs. J’ai repris les Écritures de la cuisinière du second, mademoiselle Séraphine, dont j’accepte en retour quelques petites provisions que je conserve dans le coffre-fort revenu à l’emploi de garde-manger. La femme du gouverneur est aussi très bonne pour moi et bourre mes poches à chaque fois que je vais la voir dans son grand appartement de la Chaussée-d’Antin. De ce côté, rien n’est changé. Même luxe, même confort, en plus un petit bébé de trois mois, le septième, et une superbe nourrice, dont le bonnet cauchois fait merveille aux promenades du bois de Boulogne. Il faut croire qu’une fois lancés sur les rails de la fortune, les gens ont besoin d’un certain temps pour ralentir leur vitesse ou s’arrêter tout à fait. D’ailleurs ce bandit de Paganetti, en prévision d’un accident, avait tout mis au nom de sa femme. C’est peut-être pourquoi cette charabia d’Italienne lui a voué une admiration que rien ne peut entamer. Il est en fuite, il se cache, mais elle reste convaincue que son mari est un petit saint Jean d’innocence, victime de sa bonté de sa crédulité. Il faut l’entendre : « Vous le connaissez, vous, moussiou Passajon. Vous savez s’il est escroupouleux… Ma, aussi vrai qu’il y a oun Dieu, si mon mari avait commis des malhonnêtetés comme on l’accuse, moi-même, vous m’entendez, moi-même, j’y aurais mis oune scopette dans les mains et j’y aurais dit : « Té ! Tchecco, fais-toi péter la tête !… » Et à la façon dont elle ouvre son petit nez retroussé, ses yeux noirs et ronds comme deux boules de jais, on sent bien que cette petite Corse de l’Île-Rousse l’aurait fait ainsi qu’elle le dit. Faut-il qu’il soit adroit tout de même, ce damné gouverneur,