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« Je viens de tuer un homme dans un omnibus !… »

Au son de sa propre voix prononçant bien, en effet, ces paroles sinistres, mais non pas dans le bureau de police, le malheureux se réveille, devine à l’effarement des voyageurs qu’il a dû parler tout haut, et profite bien vite de l’appel du conducteur : « Saint-Philippe… Panthéon… Bastille… » pour descendre, tout confus, au milieu d’une stupéfaction générale.

Cette imagination toujours en haleine donnait à M. Joyeuse une singulière physionomie, fiévreuse, ravagée, contrastant avec son enveloppe correcte de petit bureaucrate. Il vivait tant d’existences passionnées en un jour… La race est plus nombreuse qu’on ne croit de ces dormeurs éveillés chez qui une destinée trop restreinte comprime des forces inemployées, des facultés héroïques. Le rêve est la soupape où tout cela s’évapore avec des bouillonnements terribles, une vapeur de fournaise et des images flottantes aussitôt dissipées. De ces visions, les uns sortent radieux, les autres affaissés, décontenancés, se retrouvant au terre à terre de tous les jours. M. Joyeuse était de ceux-là, s’enlevant sans cesse à des hauteurs d’où l’on ne peut que redescendre un peu brisé par la rapidité du voyage.

Or, un matin que notre « Imaginaire » avait quitté sa maison à l’heure et dans les circonstances habituelles, il commença au détour de la rue Saint-Ferdinand un de ses petits romans intimes. La fin de l’année toute proche, peut-être une baraque en planches que l’on clouait dans le chantier voisin lui fit penser « étrennes… jour de l’an ». Et tout de suite le mot de gratification se planta dans son esprit comme le premier jalon d’une histoire étourdissante. Au mois de décembre, tous les employés d’Hemerlingue touchaient