Page:Daudet - Le Petit Chose, 1868.djvu/196

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geons dans la première salle, au milieu de gens très râpés, très affamés, qui raclent leurs assiettes silencieusement. « Ce sont presque tous des hommes de lettres », me dit Jacques à voix basse. Dans moi-même, je ne puis m’empêcher de faire à ce sujet quelques réflexions mélancoliques ; mais je me garde bien de les communiquer à Jacques de peur de refroidir son enthousiasme.

Le dîner est très gai. M. Daniel Eyssette (de l’Académie française) montre beaucoup d’entrain, et encore plus d’appétit. Le repas fini, on se hâte de remonter dans le clocher ; et tandis que M. l’académicien fume sa pipe à califourchon sur la fenêtre, Jacques, assis à sa table, s’absorbe dans un grand travail de chiffres qui paraît l’inquiéter beaucoup. Il se ronge les ongles, s’agite fébrilement sur sa chaise, compte sur ses doigts, puis, tout à coup, se lève avec un cri de triomphe : « Bravo !… j’y suis arrivé. »

— À quoi, Jacques ?

— À établir notre budget, mon cher. Et je te réponds que ce n’était pas une petite affaire. Pense ! soixante francs par mois pour vivre à deux !…

— Comment soixante ?… Je croyais que tu gagnais cent francs chez le marquis.

— Oui ! mais il y a là-dessus quarante francs par mois, à envoyer à madame Eyssette pour la reconstruction du foyer… Restent donc soixante francs. Nous avons quinze francs de chambre ; comme tu vois, ce n’est pas cher ; seulement, il faut que je fasse le lit moi-même.