Page:Daudet - Numa Roumestan, Charpentier, 1881.djvu/248

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blanc, étaient descendus dans la vallée, et pour sûr ils auraient de l’eau, car il allait en faire un… « Voyez !… »

Dans la direction qu’elle indiquait, sur la crête déchiquetée des Bauges, les cimes calcaires de la Grande-Chartreuse enveloppée d’éclairs comme un mystérieux Sinaï, le ciel s’obscurcissait d’une énorme tache d’encre qui grandissait à vue d’œil et sous laquelle toute la vallée, le remous des arbres verts, l’or des blés, les routes indiquées par de légères traînes de poussière blanche soulevée, la nappe argentée de l’Isère, prenaient une extraordinaire valeur lumineuse, un jour de réflecteur oblique et blanc, à mesure que se projetait la sombre et grondante menace. Au lointain, Roumestan aperçut le casque en toile de Bompard, étincelant comme une lentille de phare.

Il rentra, mais ne put se remettre au travail. Pour le coup, le sommeil ne paralysait pas sa plume ; il se sentait, au contraire, étrangement excité par la présence d’Alice Bachellery dans la chambre voisine. Au fait, y était-elle encore ? Il entr’ouvrit la porte et n’osa plus la refermer, de peur de déranger le joli sommeil de la chanteuse jetée, toute défaite, sur le lit, dans un fouillis troublant de cheveux froissés, d’étoffes ouvertes, de blanches formes entrevues.

— Allons, voyons, Numa… La chambre de Bayard, qué diable !

Il se prit positivement par le collet, comme un malfaiteur, se ramena, s’assit de force à sa table, la tête entre ses mains, bouchant ses yeux et ses