Page:Daudet - Numa Roumestan, Charpentier, 1881.djvu/322

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musique étalée au piano, on aurait retrouvé les duos qu’ils chantaient ensemble ; et tout ce qui l’entourait lui semblait complice du désastre de sa vie manquée. Elle songeait à ce qu’elle aurait pu être, cette vie, à côté d’un honnête homme, d’un loyal compagnon, non pas brillante, ambitieuse, mais l’existence simple et cachée où l’on eût porté à deux vaillamment les chagrins, les deuils jusqu’à la mort…

Elle aurait eu bien moins de peine…

Elle s’absorbait si fort dans son rêve que, le whist terminé, les habitués étaient partis sans qu’elle l’eût presque remarqué, répondant machinalement au salut amical et apitoyé de chacun, ne s’apercevant pas que le président, au lieu de reconduire ses amis comme il en avait l’habitude chaque soir quel que fût le temps et la saison, se promenait à grands pas dans le salon, s’arrêtait enfin devant elle à la questionner d’une voix qui la faisait tout à coup tressaillir.

— Eh bien, mon enfant, où en es-tu ? Qu’as-tu décidé ?

— Mais toujours la même chose, mon père.

Il s’assit auprès d’elle, lui prit la main, essaya d’être persuasif :

« J’ai vu ton mari… Il consent à tout… tu vivras ici près de moi, tout le temps que ta mère et ta sœur resteront absentes ; après même, si ton ressentiment dure encore… Mais, je te le répète, ce procès est impossible. Je veux espérer que tu ne le feras pas. »