Page:Daudet - Numa Roumestan, Charpentier, 1881.djvu/335

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Pendant six mois, il avait tenu caisse ouverte, ne marchandant jamais ses triomphes à la petite. Il assistait aux conférences avec le chef de claque, les réclamiers des journaux, la marchande de fleurs dont la chanteuse et sa mère rafistolaient trois fois les bouquets sans le lui dire, en renouvelant les rubans ; car il y avait chez ces juives de Bordeaux une crasseuse rapacité, un amour de l’expédient, qui les faisait rester à la maison des journées entières couvertes de guenilles, en camisoles sur des jupes à volants, aux pieds des vieux souliers de bal, et c’est ainsi que Numa les trouvait le plus souvent, en train de jouer aux cartes et de s’injurier comme dans une voiture de saltimbanques. Depuis longtemps on ne se gênait plus avec lui. Il savait tous les trucs, toutes les grimaces de la diva, sa grossièreté native de femme du Midi maniérée et malpropre, et qu’elle avait dix ans de plus que son âge des coulisses, et que pour fixer son éternel sourire en arc d’amour elle s’endormait chaque soir les lèvres retroussées aux coins et garnies de coralline…

Là-dessus il finit par s’endormir, lui aussi, mais pas la bouche en arc, je vous jure, les traits tirés au contraire de dégoût, de fatigue, tout le corps secoué aux heurts, aux ballottements, aux sursauts métalliques d’un train rapide lancé à toute vapeur.

Valeince !… Valeince !…

Il rouvrit les yeux, comme un enfant que sa mère appelle. Déjà le Midi commençait, le ciel se creusait d’abîmes bleus entre les nuées que chassait le vent. Un rayon chauffait la vitre et de