Page:Daudet - Tartarin sur les Alpes, 1901.djvu/121

La bibliothèque libre.
Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

êtres présents. « Ainsi, demain, , en m’attachant avec Bompard, ce n’est pas une simple précaution que je prendrai, c’est un serment devant Dieu et devant les hommes de n’être qu’un avec mon compagnon et de mourir plutôt que de rentrer sans lui, coquin de sort !

— J’accepte le serment pour moi comme pour vous, Tartaréïn… » cria Bompard de l’autre côté du guéridon.

Minute émouvante !

Le pasteur, électrisé, se leva et vint infliger au héros une poignée de main en coup de pompe, bien anglaise. Sa femme l’imita, puis toutes ses demoiselles, continuant le shake hands avec une vigueur à faire monter l’eau à un cinquième étage. Les délégués, je dois le dire, se montraient moins enthousiastes.

« Eh  ! moi, dit Bravida, je suis de l’avis de M. Baltet. Dans ses affaires-là, chacun y va pour sa peau, pardi ! et je comprends très bien le coup de piolet…

— Vous m’étonnez, Placide », fit Tartarin sévèrement. Et tout bas, entre cuir et chair : « Tenez-vous donc, malheureux ; l’Angleterre nous regarde… »

Le vieux brave qui, décidément, gardait un fond d’aigreur depuis l’excursion de Chillon, eut un geste signifiant : « Je m’en moque un peu, de l’Angleterre… » et peut-être se fût-il attiré quelque verte semonce du président irrité de tant de cynisme, quand le jeune homme aux airs navrés, repu de grog et de tristesse, mit son mauvais français dans la conversation. Il trouvait, lui aussi, que le guide avait eu raison de trancher la corde : délivrer de l’existence quatre malheureux encore jeunes, c’est-à-dire condamnés à vivre un certain temps, les rendre d’un geste au repos, au néant, quelle action noble et généreuse !

Tartarin se récria :

« Comment, jeune homme ! à votre âge, parler de la vie avec ce détachement, cette colère… Qu’est-ce qu’elle vous a donc fait ?

— Rien, elle m’ennuie… » Il étudiait la philosophie à Christiania, et, gagné aux idées de Schopenhauer, de Hartmann, trouvait l’existence sombre, inepte, chaotique. Tout près du suicide, il avait fermé ses livres à la prière de ses parents et s’était mis à voyager, butant partout contre le