Page:Daudet - Tartarin sur les Alpes, 1901.djvu/126

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bien de temps par exemple, et cela avait dû être long à en juger par cette étape des Grands-Mulets où il arriva une heure après Tartarin et tout dégouttant de neige boueuse, les mains gelées sous ses gants de tricot.

À côté de la cabane du Guggi, celle que la commune de Chamonix a fait construire aux Grands-Mulets est véritablement confortable. Quand Bompard entra dans la cuisine où flambait un grand feu de bois, il trouva Tartarin et le Suédois en train de sécher leurs bottes, pendant que l’aubergiste, un vieux racorni aux longs cheveux blancs tombant en mèches, étalait devant eux les trésors de son petit musée.

Sinistre, ce musée fait des souvenirs de toutes les catastrophes qui avaient eu lieu au Mont-Blanc, depuis plus de quarante ans que le vieux tenait l’auberge ; et, en les retirant de leur vitrine, il racontait leur origine lamentable… À ce morceau de drap, ces boutons de gilet, tenait la mémoire d’un savant russe précipité par l’ouragan sur le glacier de la Brenva… Ces maxillaires restaient d’un des guides de la fameuse caravane de onze voyageurs et porteurs disparus dans une tourmente de neige… Sous le jour tombant et le pâle reflet des névés contre les carreaux, l’étalage de ces reliques mortuaires, ces récits monotones avaient quelque chose de poignant, d’autant que le vieillard attendrissait sa voix tremblante aux endroits pathétiques, trouvait des larmes en dépliant un bout de voile vert d’une dame anglaise roulée par l’avalanche en 1827.

Tartarin avait beau se rassurer par les dates, se convaincre qu’à cette époque la Compagnie n’avait pas organisé les ascensions sans danger, ce vocero savoyard lui serrait le cœur, et il alla respirer un moment sur la porte.

La nuit était venue, engloutissant les fonds. Les Bossons ressortaient livides et tout proches, tandis que le Mont-Blanc dressait une cime encore rosée, caressée du soleil disparu. Le Méridional se rassérénait à ce sourire de la nature, quand l’ombre de Bompard se dressa derrière lui.

« C’est vous, Gonzague… vous voyez, je prends le bon de l’air… Il m’embêtait, ce vieux, avec ses histoires…

— Tartaréïn, dit Bompard lui serrant le bras à le broyer… J’espère qu’en voilà assez, et que vous allez vous en tenir là de cette ridicule expédition ? »