Page:Daudet - Tartarin sur les Alpes, 1901.djvu/133

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glace gigantesque leur creuse un abri à sa base ; ils s’y glissent, étendent la couverture doublée de caoutchouc du président, et débouchent la gourde de rhum, seule provision que n’aient pas emportée les guides. Il s’ensuit alors un peu de chaleur et de bien-être, tandis que les coups de piolet, toujours plus faibles sur la hauteur, les avertissent du progrès de l’expédition. Cela résonne au cœur du P. C. A. comme un regret de n’avoir pas fait le Mont-Blanc jusqu’aux cimes.

« Qui le saura ? riposte Bompard cyniquement. Les porteurs ont conservé la bannière ; de Chamonix on croira que c’est vous.

— Vous avez raison, l’honneur de Tarascon est sauf… » conclut Tartarin d’un ton convaincu.

Mais les éléments s’acharnent, la bise en ouragan, la neige par paquets. Les deux amis se taisent, hantés d’idées sinistres, ils se rappellent l’ossuaire sous la vitrine du vieil aubergiste, ses récits lamentables, la légende de ce touriste américain qu’on a retrouvé pétrifié de froid et de faim, tenant dans sa main crispée un carnet où ses angoisses étaient écrites jusqu’à la dernière convulsion qui fit glisser le crayon et dévier la signature.

« Avez-vous un carnet, Gonzague ? »

Et l’autre, qui comprend sans explications :

« Ah ! vaï, un carnet… Si vous croyez que je vais me laisser mourir comme cet Américain… Vite, allons-nous-en, sortons d’ici.

— Impossible… Au premier pas nous serions emportés comme une paille, jetés dans quelque abîme.

— Mais alors, il faut appeler, l’auberge n’est pas loin… » Et Bompard à genoux, la tête hors du sérac, dans la pose d’une bête au pâturage et mugissante, hurle : « Au secours ! au secours ! à moi !

— Aux armes !… » crie à son tour Tartarin de son creux le plus sonore que la grotte répercute en tonnerre.

Bompard lui saisit le bras : « Malheureux, le sérac !… » Positivement tout le bloc a tremblé ; encore un souffle et cette masse de glaçons accumulés croulerait sur leur tête. Ils restent figés, immobiles, enveloppés d’un effrayant silence bientôt traversé d’un roulement lointain qui se rapproche,