Page:Daudet - Tartarin sur les Alpes, 1901.djvu/141

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fenêtres sont trop élevées et l’on n’aurait aucune idée de ce qui se passe, sans deux ou trois petits drôles branchés dans un gros platane, et jetant de là des renseignements comme on jette des noyaux de cerises du haut de l’arbre.

« , Costecalde, qui se force pour pleurer. Ah ! le gueusard, c’est lui qui tient le fauteuil à présent… Et le pauvre Bézuquet, comme il se mouche ! comme il a les yeux rouges !  ! l’on a mis un crêpe à la bannière… Et Bompard qui vient vers la table avec les trois délégués… Il met quelque chose sur le bureau… Il parle à présent… Ça doit être bien beau. Les voilà qui tombent tous des larmes… »

En effet, l’attendrissement devenait général à mesure que Bompard avançait dans son récit fantastique. Ah ! la mémoire lui était revenue, l’imagination aussi. Après s’être montrés, lui et son illustre compagnon, à la cime du Mont-Blanc, sans guides, car tous s’étaient refusés à les suivre, effrayés par le mauvais temps, — seuls avec la bannière déployée pendant cinq minutes sur le plus haut pic de l’Europe, il racontait maintenant, et avec quelle émotion, la descente périlleuse et la chute, Tartarin roulant au fond d’une crevasse, et lui, Bompard, s’attachant pour explorer le gouffre dans toute sa longueur, d’une corde de deux cents pieds.

« Plus de vingt fois, messieurs, que dis-je, plus de nonante fois, j’ai sondé cet abîme de glace sans pouvoir arriver jusqu’à notre malheureux présidain dont cependant je constatais le passage par ces quelques débris laissés aux anfractuosités de la glace… »

En parlant, il étalait sur le tapis de la table un fragment de maxillaire, quelques poils de barbe, un morceau de gilet, une boucle de bretelle ; on eût dit l’ossuaire des Grands-Mulets.

Devant cette exhibition, les douloureux transports de l’assemblée ne se maîtrisaient plus ; même les cœurs les plus durs, les partisans de Costecalde et les personnages les plus graves, Cambalalette le notaire, le docteur Tournatoire, tombaient effectivement des larmes grosses comme des bouchons de carafe. Les dames invitées poussaient des cris déchirants que dominaient les beuglements sanglotés d’Excourbaniès, les bêlements de Pascalon, pendant que la marche funèbre de la fanfare accompagnait d’une basse lente et lugubre.