Page:Daudet - Tartarin sur les Alpes, 1901.djvu/54

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C’était à la pointe extrême du lac des Quatre-Cantons, sur ce rivage d’Alpnach, humide, infiltré comme un delta, où les voitures de la poste s’organisent en convoi et prennent les voyageurs à la descente du bateau pour leur faire traverser le Brünig.

Une pluie fine, en pointes d’aiguilles, tombait depuis le matin ; et le bon Tartarin, empêtré de son fourniment, bousculé par les postiers, les douaniers, courait de voiture en voiture, sonore et encombrant comme cette homme-orchestre de nos fêtes foraines, dont chaque mouvement met en branle un triangle, une grosse caisse, un chapeau chinois, des cymbales. À toutes les portières l’accueillait le même cri d’effroi, le même « Complet ! » rébarbatif grogné dans tous les dialectes, le même hérissement en boule pour tenir le plus de place possible et empêcher de monter un si dangereux et retentissant compagnon.

Le malheureux suait, haletait, répondait par des « Coquin de bon sort ! » et des gestes désespérés à la clameur impatience du convoi : « En route ! – All right ! – Andiamo ! – Vorwärts ! » Les chevaux piaffaient, les cochers juraient. À la fin le conducteur de la poste, un grand rouge en tunique et casquette plate, s’en mêla lui-même, et, ouvrant de force la portière d’un landau à demi couvert, poussa Tartarin, le hissa comme un paquet, puis resta debout et majestueux devant le garde-crotte, la main tendue pour son trinkgeld.

Humilié, furieux contre les gens de la voiture qui l’acceptaient manu militari, Tartarin affectait de ne pas les regarder, enfonçait son porte-monnaie dans sa poche, calait son piolet à côté de lui avec des mouvements de mauvaise humeur, un parti pris grossier, à croire qu’il descendait du packet de Douvres à Calais.

« Bonjour, monsieur… » dit une voix douce déjà entendue.

Il leva les yeux, resta saisi, terrifié devant la jolie figure ronde et rose de Sonia, assise en face de lui, sous l’auvent du landau où s’abritait aussi un grand garçon enveloppé de châles, de couvertures, et dont on ne voyait que le front d’une pâleur livide parmi quelques boucles de cheveux menus et dorés comme les tiges de ses lunettes de myope ; le frère, sans doute. Un troisième personnage que Tartarin connaissait trop