Page:Daudet - Tartarin sur les Alpes, 1901.djvu/62

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de la vitesse des voitures, Sonia racontait, en russe, sa conversation avec Tartarin, jetant des pan ! pan ! d’une gentille intonation que répétaient ses compagnons après elle, les uns admirant le héros, Manilof hochant la terre, incrédule.

Le relais !

C’est sur la place d’un grand village, une vieille auberge au balcon de bois vermoulu, à l’enseigne en potence de fer rouillé. La file des voitures s’arrête là, et pendant qu’on dételle, les voyageurs affamés se précipitent, envahissent au premier étage une salle peinte en vert qui sent le moisi, où la table d’hôte est dressée pour vingt couverts tout au plus. On est soixante, et l’on entend pendant cinq minutes une bousculade effroyable, des cris, des altercations véhémentes entre Riz et Pruneaux autour des compotiers, au grand effarement de l’aubergiste qui perd la tête comme si tous les jours à la même heure, la poste ne passait pas, et qui dépêche ses servantes, prises aussi d’un égarement chronique, excellent prétexte à ne servir que la moitié des plats inscrits sur la carte et à rendre une monnaie fantaisiste, où les sous blancs de Suisse comptent pour cinquante centimes.

« Si nous déjeunions dans la voiture ?… » dit Sonia que ce remue-ménage ennuie ; et comme personne n’a le temps de s’occuper d’eux, les jeunes gens se chargent du service. Manilof revient brandissant un gigot froid, Bolibine un pain long et des saucisses ; mais le meilleur fourrier c’est encore Tartarin. Certes, l’occasion s’offrait belle pour lui de se séparer de ses compagnons dans le brouhaha du relais, de s’assurer tout au moins si l’Italien avait reparu, mais il n’y a pas songé, préoccupé uniquement du déjeuner de la « petite » et de montrer à Manilof et aux autres ce que peut un Tarasconnais débrouillard.

Quand il descend le perron de l’hôtel, grave et le regard fixe, soutenant de ses mains robustes un grand plateau chargé d’assiettes, de serviettes, victuailles assorties, champagne suisse au casque doré, Sonia bat des mains, le complimente :

« Mais comment avez-vous fait ?

— Je ne sais pas… on s’en tire, té !… Nous sommes tous comme ça à Tarascon. »

Oh ! les minutes heureuses. Il comptera dans la vie du héros ce joli déjeuner en face de Sonia, presque sur ses genoux,