Page:Daudet - Tartarin sur les Alpes, 1901.djvu/78

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samovar ; une odeur de fleurs mouillées se glissait par l’entre-bâillure de la porte avec le reflet bleu des glycines qui l’encadraient. Un peu plus de soleil, de chaleur, et c’était le rêve du Tarasconnais réalisé, sa petite Russe installée là-bas, près de lui, soignant le jardinet du baobab.

Tout à coup, Sonia tressautait :

« Deux heures !… Et le courrier ?

— On y va », disait le bon Tartarin ; et rien qu’à l’accent de sa voix, au geste résolu et théâtral dont il boutonnait sa jaquette, empoignait sa canne, on eût deviné la gravité de cette démarche en apparence assez simple, aller à la poste restante chercher le courrier des Wassilief.

Très surveillés par l’autorité locale et la police russe, les nihilistes, les chefs surtout, sont tenus à de certaines précautions, comme de se faire adresser lettres et journaux bureau restant, et sur de simples initiales.

Depuis leur installation à Interlaken, Boris se traînant à peine, Tartarin, pour éviter à Sonia l’ennui d’une longue attente au guichet sous des regards curieux, s’était chargé à ses risques et périls de cette corvée quotidienne. La poste aux lettres n’est qu’à dix minutes de l’hôtel, dans une large et bruyante rue faisant suite à la promenade et bordée de cafés, de brasseries, de boutiques pour les étrangers, étalages d’alpenstocks, guêtres, courroies, lorgnettes, verres fumés, gourdes, sacs de voyage, qui semblaient là tout exprès pour faire honte à l’Alpiniste renégat. Des touristes défilaient en caravanes, chevaux, guides, mulets, voiles bleus, voiles verts, avec le brimbalement des cantines à l’amble des bêtes, les pics ferrés marquant le pas contre les cailloux ; mais cette fête, toujours renouvelée, le laissait indifférent. Il ne sentait même pas la bise fraîche à goût de neige qui venait de la montagne par bouffées, uniquement attentif à dépister les espions qu’il supposait sur ses traces.

Le premier soldat d’avant garde, le tirailleur rasant les murs dans la ville ennemie, n’avance pas avec plus de méfiance que le Tarasconnais pendant ce court trajet de l’hôtel à la poste. Au moindre coup de talon sonnant derrière les siens, il s’arrêtait attentivement devant les photographies étalées, feuilletait un livre anglais ou allemand pour obliger le policier à passer devant lui ; ou bien il se retournait brusquement,