Page:Daudet - Tartarin sur les Alpes, 1901.djvu/80

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lèvres. Enfin, un soir de février, à la même demande dans les mêmes termes, il répondait avec le plus grand calme :

« C’est fait… »

Presque aussitôt un épouvantable fracas confirmait ses paroles et, toutes les lumières du palais s’éteignant brusquement, la place se trouvait plongée dans une obscurité complète que déchiraient des cris de douleur et d’épouvante, des sonneries de clairons, des galopades de soldats et de pompiers accourant avec des civières.

Et Sonia interrompant son récit :

« Est-ce horrible, tant de vies humaines sacrifiées, tant d’efforts, de courage, d’intelligence inutiles ?… Non, non, mauvais moyens, ces tueries en masse… Celui qu’on vise échappe toujours… Le vrai procédé, le plus humain, serait d’aller au tsar comme vous alliez au lion, bien déterminé, bien armé, se poster à une fenêtre, une portière de voiture… et quand il passerait…

— Bé oui !… certainemain… » disait Tartarin embarrassé, feignant de ne pas saisir l’allusion, et tout de suite il se lançait dans quelque discussion philosophique, humanitaire, avec un des nombreux assistants. Car Bolibine et Manilof n’étaient pas les seuls visiteurs des Wassilief. Tous les jours se montraient des figures nouvelles : des jeunes gens, hommes ou femmes, aux tournures d’étudiants pauvres, d’institutrices exaltées, blondes et roses, avec le front têtu et le féroce enfantillage de Sonia ; des illégaux, des exilés, quelques-uns même condamnés à mort, ce qui ne leur ôtait rien de leur expansion de jeunesse.

Ils riaient, causaient haut, et, la plupart parlant français, Tartarin se sentait vite à l’aise. Ils l’appelaient « l’oncle », devinaient en lui quelque chose d’enfantin, de naïf, qui leur plaisait. Peut-être abusait-il un peu de ses récits de chasse, relevant sa manche jusqu’au biceps pour montrer sur son bras la cicatrice d’un coup de griffe de panthère, ou faisant tâter sous sa barbe les trous qu’y avaient laissés les crocs d’un lion de l’Atlas, peut-être aussi se familiarisait-il un peu trop vite avec les gens, leur prenant la taille, s’appuyant sur leur épaule, les appelant de leurs petits noms au bout de cinq minutes qu’on était ensemble :

« Écoutez, Dmitri… Vous me connaissez, Fédor Iva-