Page:Daudet - Tartarin sur les Alpes, 1901.djvu/96

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non sans beaucoup de peine et de fatigue. Inhabile à tenir son bâton, il y butait des jambes, le fer patinait, l’entraînait quand il s’appuyait trop fort ; il essaya du piolet, plus dur encore à manœuvrer, la houle du glacier s’accentuant à mesure, bousculant l’un par-dessus l’autre ses flots immobiles dans une apparence de tempête furieuse et pétrifiée.

Immobilité apparente, car des craquements sourds, de monstrueux borborygmes, d’énormes quartiers de glace se déplaçant avec lenteur comme des pièces truquées d’un décor indiquaient l’intérieure vie de toute cette masse figée, ses traîtrises d’élément : et sous les yeux de l’Alpiniste, au jeté de son pic, des crevasses se fendaient, des puits sans fond où les glaçons en débris roulaient indéfiniment. Le héros tomba à plusieurs reprises, une fois jusqu’à mi-corps, dans un de ces goulots verdâtres où ses larges épaules le retinrent au passage.

À le voir si maladroit et en même temps si tranquille et sûr de lui, riant, chantant, gesticulant comme tout à l’heure pendant le déjeuner, les guides s’imaginèrent que le champagne suisse l’avait impressionné. Pouvaient-ils supposer autre chose d’un président de Club Alpin, d’un ascensionniste renommé dont ses camarades ne parlaient qu’avec des « Ah ! » et de grands gestes ? L’ayant pris chacun sous un bras avec la fermeté respectueuse de policemen mettant en voiture un fils de famille éméché, ils tâchaient, à l’aide de monosyllabes et de gestes, d’éveiller sa raison aux dangers de la route, à la nécessité de gagner la cabane avant la nuit ; le menaçaient des crevasses, du froid, des avalanches. Et, de la pointe de leurs piolets, ils lui montraient l’énorme accumulation des glaces, les névés en mur incliné devant eux jusqu’au zénith dans une réverbération aveuglante.

Mais le bon Tartarin se moquait bien de tout cela : « Ah ! vaï, les crevasses… Ah ! vaï, les avalanches… » et il pouffait de rire en clignant de l’œil, leur envoyait des coups de coudes dans les côtes pour bien faire comprendre à ses guides qu’on ne l’abusait pas, qu’il était dans le secret de la comédie.

Les autres finissaient par s’égayer à l’entrain des chansons tarasconnaises, et, quand ils posaient une minute sur un bloc solide pour permettre au monsieur de reprendre haleine, ils yodlaient à la mode suisse, mais pas bien fort, de crainte des avalanches, ni bien longtemps, car l’heure s’avançait. On