Page:Daudet - Tartarin sur les Alpes, 1901.djvu/98

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locales en patois allemand : « Mi Vater isch en Appenzeller… aou, aou… » Braves gens aux traits durs et frustes, taillés en pleine roche, avec de la barbe dans les creux qui semblait de la mousse, de ces yeux clairs, habitués aux grand espaces comme en ont les matelots ; et cette sensation de la mer et du large qu’il avait tout à l’heure en approchant du Guggi, Tartarin la retrouvait ici, en face de ces marins du glacier, dans cette cabane étroite, basse et fumeuse, vrai entrepont de navire, dans l’égouttement de la neige du toit qui fondait à la chaleur, et les grands coups de vent tombant en paquet d’eau, secouant tout, faisant craquer les planches, vaciller la flamme de la lampe, et s’arrêtant tout à coup sur un silence, énorme, monstrueux, de fin du monde.

On achevait de dîner, quand des pas lourds sur le sol opaque, des voix s’approchèrent. Des bourrades violentes ébranlèrent la porte. Tartarin, très ému, regarda ses guides… Une attaque nocturne à ces hauteurs !… Les coups redoublèrent. « Qui va là ? » fit le héros sautant sur son piolet ; mais déjà la cabane était envahie par deux Yankees gigantesques masqués de toile blanche, les vêtements trempés de sueur et de neige, puis, derrière eux, des guides, des porteurs, toute une caravane qui venait de faire l’ascension de la Jungfrau.

« Soyez les bienvenus, milords », dit le Tarasconnais avec un geste large et dispensateur dont les milords n’avaient nul besoin pour prendre leurs aises. En un tour de main, la table fut investie, le couvert enlevé, les bols et les cuillers passés à l’eau chaude pour servir aux arrivants, selon la règle établie en tous ces chalets alpins : les bottes des milords fumaient devant le poêle, pendant qu’eux-mêmes, déchaussés, les pieds enveloppés de paille, s’étalaient devant une nouvelle soupe à l’oignon.

Le père et le fils, ces Américains ; deux géants roux, têtes de pionniers, dures et volontaires. L’un d’eux, le plus âgé, avait dans sa face boursouflée, hâlée, craquelée, des yeux dilatés, tout blancs ; et bientôt, à son hésitation tâtonnante autour de la cuiller et du bol, aux soins que son fils prenait de lui, Tartarin comprit que c’était le fameux alpiniste aveugle dont on lui avait parlé à l’hôtel Bellevue et auquel il ne voulait pas croire, grimpeur fameux dans sa jeunesse qui malgré ses soixante ans et son infirmité, recommençait avec