Page:De Coster - La Légende d’Ulenspiegel, 1869.djvu/530

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eſt-ce pas aſſez pour moi de l’avoir perdue, sans que tu veuilles encore m’empêcher, moi, le Maître-Queux de céans, de veiller moi-même au potage ? ne sais-tu pas qu’il y a une santé infuſe dans le fumet des sauces & des fricaſſées ? Elles nourriſſent même mon eſprit & me cuiraſſent contre l’infortune.

— Lamme, dit Nele, il faut écouter nos conſeils & te laiſſer guérir par nous.

— Je veux me laiſſer guérir, dit Lamme ; mais qu’un autre entre ici, quelque vaurien ignorant, punais, sanieux, chaſſieux, morveux, qu’il vienne trôner comme Maître-Queux à ma place, & patrouiller de ses sales doigts dans mes sauces, j’aimerais mieux le tuer de ma louche de bois, qui serait de fer alors.

— Toutefois, dit Ulenſpiegel, il te faut un aide, tu es malade…

— Un aide à moi ! dit Lamme ; à moi un aide ! N’es-tu donc bourré que d’ingratitude, comme une sauciſſe de viande hachée ? Un aide, mon fils, & c’eſt toi qui le dis, à moi ton ami, qui t’ai nourri si longtemps & si graſſement ! Maintenant ma bleſſure va se rouvrir. Mauvais ami, qui donc ici te préparerait la nourriture comme moi ? Que feriez-vous, tous deux, si je n’étais là pour te donner à toi, chef-capitaine, & à toi, Nele, quelque friand ragoût ?

— Nous beſognerions nous-mêmes en cuiſine, dit Ulenſpiegel.

— La cuiſine, dit Lamme : tu es bon pour en manger, pour la flairer, pour la humer ; mais pour en faire, non : pauvre ami & chef-capitaine, sauf reſpect, je te ferais manger des gibecières découpées en rubans, tu les prendrais pour des tripes dures : laiſſe-moi, laiſſe-moi, mon fils, être Maître-Queux de céans, sinon, je sécherai comme un échalas.

— Demeure donc Maître-Queux, dit Ulenſpiegel ; si tu ne guéris point, je fermerai la cuiſine & nous ne mangerons que biſcuit.

— Ah ! mon fils, dit Lamme pleurant d’aiſe, tu es bon comme Notre-Dame.