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SUR LA RÉVOLUTION FRANÇAISE

triompher de mon invincible éloignement pour ce que j’apercevois en lui. Je sentois dans son âme une épée froide et tranchante qui glaçoit en blessant ; je sentois dans son esprit une ironie profonde à laquelle rien de grand ni de beau, pas même sa propre gloire, ne pouvoit échapper ; car il méprisoit la nation dont il vouloit les suffrages, et nulle étincelle d’enthousiasme ne se mêloit à son besoin d’étonner l’espèce humaine.

Ce fut dans l’intervalle entre le retour de Bonaparte et son départ pour l’Égypte, c’est-à-dire, vers la fin de 1797, que je le vis plusieurs fois à Paris ; et jamais la difficulté de respirer que j’éprouvois en sa présence ne put se dissiper. J’étois un jour à table entre lui et l’abbé Sieyes : singulière situation, si j’avois pu prévoir l’avenir ! J’examinois avec attention la figure de Bonaparte ; mais, chaque fois qu’il découvroit en moi des regards observateurs, il avoit l’air d’ôter à ses yeux toute expression, comme s’ils fussent devenus de marbre. Son visage étoit alors immobile, excepté un sourire vague qu’il plaçoit sur ses lèvres à tout hasard, pour dérouter quiconque voudroit observer les signes extérieurs de sa pensée.

L’abbé Sieyes, pendant le dîner, causa simple-