Page:Defoe - Robinson Crusoé, Borel et Varenne, 1836, tome 1.djvu/21

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pre fils qui me navre le cœur ; je ne puis guérir cette blessure. Non-seulement il a ruiné ma famille, mais il tue son père. Je commence une maladie que je crois fort grave ; j’ai la fièvre et peut-être ne vivrai-je pas long-temps. Je ne puis m’empêcher de verser ma douleur dans des cœurs qui n’en abuseront pas. Rien, depuis que j’existe, n’a domté mon courage, il fallait cela pour me vaincre,

Et tu, Brute !

Je comptais sur lui ; je me fiais à lui. J’ai laissé entre ses mains mes deux pauvres enfants sans fortune ; il n’a pas de pitié. Il laisse leur mère mourante demander l’aumône à sa porte ! Il est riche. Il s’est engagé devant la loi à fournir à leurs besoins ; non-seulement les promesses les plus sacrées non-seulement sa signature l’y obligent, mais l’être le plus cruel le ferait. Lui, il est sans cœur et sans compassion. C’est trop, ah ! c’est trop ! Excusez ma faiblesse ; je ne peux rien dire de plus ; mon cœur est trop plein. Je ne vous demande en mourant qu’une seule chose quand je serai parti, protégez-les ; qu’ils ne souffrent pas davantage de son injustice et de son avarice ; devenez leur frère ; et, si vous croyez me devoir quelque chose, à moi qui vous ai livré le bien le plus précieux que j’eusse au monde, ne permettez pas qu’on foule aux pieds mes enfants. J’espère qu’ils n’auront besoin que d’avis et de conseils dans peu de temps : mais ils en auront besoin, car ils sont trop faciles à séduire par des promesses ; ils ont trop de foi à la probité des hommes.

Ma solitude est profonde ; les gens de loi me poursuivent ; de vous seul me vient un peu de consolation.

Je suis si près de la fin de mon voyage que je me soutiens par la pensée d’un prochain repos. Je marche à pas rapides vers un lieu où les méchants ne nous troublent plus, et où les âmes fatiguées se reposent. Je ne sais si le passage sera orageux et la traversée pénible. Que Dieu me soutienne ! que je termine ma vie avec cette résignation, mon seul bien actuel ! J’aurai beaucoup souffert, et il y a justice là-haut…

Une de mes douleurs est de ne pas connaître mon petit-fils et de ne pas lui donner encore ma bénédiction. Qu’il soit votre joie dans la jeunesse et votre appui dans l’âge mûr ; qu’il ne vous cause jamais un soupir. Hélas ! c’est un bonheur auquel on ne doit guère s’attendre ; Embrassez ma chère Sophie, que sans doute je ne verrai plus, et lisez-lui cette lettre d’un père qui l’a aimée par-dessus tout jusqu’au dernier moment

Votre malheureux,
Daniel de Foë.
À deux milles de Greenwich,
comté de Kent, 12 août 1730. »

Quelle scène ! bon Dieu ! l’auteur de Robinson dans une retraite obscure, âgé de soixante-neuf ans, mourut dans ta pauvreté, et trahi par son fils, auquel il a confié les débris de sa fortune avec une imprudence si généreuse et si mal placée. À quoi sert donc le talent ? à quoi sert la vertu dans son héroïsme ? Hélas ! y aura-t-il toujours chez l’homme de génie quelque chose de romanesque et d’imprudent, une espèce d’enfantillage inévitable ? Il fait naufrage là où un homme ordinaire ne trouverait pas de danger. Cette vulgaire prudence a quelque chose d’étroit qui déplaît aux ames d’élite. Voyez un peu la destinée de Cervantes, de Jean-Jacques Rousseau, de Daniel de Foë. Avec un peu de circonspection, ils auraient échappé à ce qui a fait le désespoir de leur vie, à la prison, à la pauvreté, à la calomnie ! Mais toujours des dévouements inutiles, toujours une manière fausse et poétique de contempler le monde. De Foë cède sa fortune à son fils. Un paysan du Northumberland lui aurait dit que ce n’était pas chose sage, et qu’il ne faut jamais mettre les hommes, si faibles de leur nature, en opposition avec leurs intérêts, lutte d’où ils sortent

rarement vainqueurs.

Oui, ces génies rares ont leur folie de la croix, quelque grande et haute idée qu’ils ne veulent pas abandonner, et à laquelle ils sacrifient tout ; ils essayent en vain de la faire prévaloir, ils se brisent contre les réalités ; ils trouvent partout des limites contre lesquelles ils se révoltent en vain. Jean-Jacques veut réformer la société ; Cervantes et Camoëns ne se contentent pas de chanter l’héroïsme, ils sont héros. Sublimes fous ! Lorsque Cervantes eut bien reconnu l’insanité de cette conduite, il écrivit son immortelle satire, et se moqua de lui-même.

De Foë s’est dévoué au bon sens. Il a bu la ciguë, mais lentement, mais