Page:Defoe - Robinson Crusoé, Borel et Varenne, 1836, tome 2.djvu/486

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et il désespère même de l’être autant à l’avenir. Il s’est construit deux huttes à quelque distance l’une de l’autre. La première est réservée aux choses vulgaires, l’autre pour ainsi dire est son temple ; il y prie, il y dort en présence de Dieu, c’est là qu’il va chanter ses psaumes. Dans les horreurs de son affreuse solitude, je le vois d’abord tout ému de son abandon, plein d’amertume, ayant besoin de la prière pour ne point succomber ; peu à peu il se console en contemplant ses beaux cèdres, ou bien en respirant l’air embaumé qu’exale le piment gigantesque de la Jamaïque. Après avoir gravé son nom sur ces arbres qui lui fournissent à la fois le temple et l’encens, il s’en va chercher les hôtes que le ciel lui a donnés ; ne riez pas, car ce sont les propres paroles du pauvre exilé. Il a apprivoisé de jeunes chats, il a dressé de jeunes chevreaux, il s’en va bondir avec eux, puis le soir, rentré dans sa cabane, il allume un feu de piment, dont l’odeur le recrée ; il ouvre le livre saint, il entonne de nouveau les psaumes, et il peut dire les paroles de l’Écriture. J’ai appelé, j’ai été consolé.

Voilà pour la vie de l’âme, voyons pour celle du corps. Il n’a plus de poudre, et, à l’exception des grandes crevettes de rivière, manne abondante qu’il se procure à toute heure dans les ruisseaux de son île, et dont la saveur est exquise, c’est de sa poudre dont il a tiré jusqu’à présent la plus grande partie de sa subsistance. Sa poudre usée, il lui reste sa hache. Il a une vue perçante, ses jambes sont agiles, car il est jeune ; comme au premier homme dans son Eden, toutes les créatures vivantes de cette île semblent lui appartenir ; il va choisir dans son troupeau sauvage, qui pâture sur la colline. Je me représente quelquefois Selkirk bondissant de rocher en rocher, franchissant les gorges étroites de l’île, passant comme une bête fauve à travers les arbres, saisissant une liane pour gravir un piton, puis, arrivé près de l’animal, l’abattant d’un seul coup de sa hache, ou, si ce n’est qu’un jeu, l’arrêtant par les cornes et se débattant avec lui. Il est probable que cette chasse étrange n’était pas sans charme pour Selkirk, et qu’elle allait à son esprit ardent, car ce n’est pas seulement le besoin qui la lui fait entreprendre. Si près de cinq cents chèvres succombent dans cette lutte bizarre, il en laisse retourner dans leurs montagnes un nombre égal qu’il se contente de marquer à quelque partie de la tête. Comme woode-Rogers s’en assura, Selkirk a la longue était parvenu à dépasser en vitesse le lévrier le plus agile, la plante de ses pieds s’était si bien endurcie qu’il courait partout sans peine. Mais cette chasse, qu’il renouvelait souvent, ne se faisait pas sans dangers ; il tomba une fois dans un profond abîme, et quand il revint à lui, il s’apperçut qu’une chèvre qu’il poursuivait, et qu’il avait entraînée dans sa chute, l’avait préservé de la mort ; il la trouva écrasée sous lui.

Le séjour de Selkirk à Juan-Fernandez devait durer près de cinq ans, mais sa vie ne fut pas si uniforme qu’on aurait pu le supposer. Il n’eut pas à combattre, il est vrai, les Sauvages, encore moins trouva-t-il un Vendredi pour partager sa solitude, mais souvent des navires passaient devant son île. Il se sentait mille désirs de les voir débarquer. Il formait mille projets de délivrance, et puis s’abstenait de tout signal par terreur des Espagnols. Deux fois des Européens débarquèrent dans la grande baie, il ne put résister au désir de revoir enfin une figure humaine ; il en fut cruellement puni : des coups de fusil l’accueillirent, et il fut contraint de fuir dans ses forêts.

Comme il l’avoua par la suite, il se fut livré aux Français, et cela volontairement. La terreur d’être envoyé aux présidions espagnols prolongea de beaucoup son séjour dans la solitude ; et puis, il en faisait encore l’aveu à Steele, sa pauvreté indépendante lui était devenue chère. Esprit croyant, il avait deviné la sécurité toute religieuse qu’il y avait pour lui au milieu de ces rochers battus pas la mer. Les épisodes d’ailleurs ne lui manquaient pas, et ils venaient interrompre la monotonie d’une vie trop simple. Un jour c’était des myriades de rats qu’il fallait éloigner de son habitation, et il appelait contre ces légions incommodes des chats sauvages des bois environnants. Ses vêtements usés, il fallait remédier à cette nouvelle misère ; l’invention originale des vêtements n’appartient pas à de Foë. « Il se fit un justaucorps et un bonnet de peaux de chèvres, qu’il cousut ensemble avec de petites courroies qu’il en ôta et un clou qui lui servit d’aiguille ; il se fit aussi des chemises de quelque