Page:Defoe - Robinson Crusoé, Borel et Varenne, 1836, tome 2.djvu/487

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toile qu’il avait, et il les cousut de même avec un clou et le fil d’estame qu’il tira de ses vieux bas : il en était à sa dernière lorsque nous le rencontrâmes sur cette île. »

Dans ces résultats d’une industrie assez grossière, il n’y a rien sans doute qu’un homme doué de quelque intelligence n’ait pu faire. Ce qu’il y a de curieux à observer, c’est l’influence de cette longue solitude sur l’homme lui-même et sur ses habitudes morales. Selkirk, dont on nous vante le sens naturel, avait en partie oublié sa langue ; il ne prononçait plus les mots qu’à demi, et les marins qui l’accueillirent eurent d’abord quelque peine à l’entendre. D’abord les liqueurs fortes lui parurent trop violentes pour son palais, et il se passa quelque temps avant qu’il pût manger certains mets apprêtés selon l’usage.

Recueilli par Woode-Rogers à la recommandation de Dampier, il se montra bon, obligeant, serviable. Comme le Robinson imaginaire, il accomplit sans doute encore de longues navigations ; il est probable que le titre de gouverneur qu’on lui avait donné en riant, rappela plus d’une fois à ses compagnons ses mémorables aventures et ses réflexions ; il leur fit sans doute des révélations curieuses. Regrettons que Woode-Rogers, si judicieux du reste, ait regardé de telles de telles choses « comme étant bien davantage du ressort des théologiens et des philosophes que d’un homme de mer. » L’écrivain plein de sagacité qui partagea souvent les travaux d’Adisson, Steele comprit tout ce qu’il y avait là de précieux à recueillir pour le moraliste intelligent ; plus d’une fois il interrogea Selkirk, et il fut frappée du sens remarquable qu’il y avait en cet homme : il nous apprend que son regard était sérieux quoique serein, et qu’il semblait accorder peu d’attention aux objets extérieurs. Il déplorait aussi son retour au monde, qui ne pouvait avec tous ses plaisirs lui rendre le calme de la solitude.

Ce que nous avons à dire maintenant sur l’île de Juan-Fernandez, cesse naturellement d’avoir le même intérêt. Aucun des flibustiers qui parcouraient encore l’Océan-Pacifique, vers le milieu du dix-huitième siècle, n’ignorait l’immense parti que l’on pouvait tirer de ces innombrables troupeaux de chèvres et des lions marins que renfermait surtout Mas-a-Fuera Huera. Ce lieu désert, où il était facile de se procurer en tout temps des provisions abondantes, devint le refuge d’une foule de pirates, qui s’en allaient croisant ensuite sur les côtes, et qui s’emparaient des navires richement chargés qu’on expédiait pour l’Espagne. Le gouverneur du Chili résolut de mettre fin à ces déprédations, en employant un moyen fort simple : il fit débarquer à diverses reprises des chiens de chasse habilement dressés, qui détruisirent en peu de mois les nombreux troupeaux qu’on y voyait depuis la fin du seizième siècle. Peu à peu les pirates cessèrent de fréquenter un lieu qui leur offrait moins d’avantages, et dont l’abord présentait en certaines saisons, des difficultés presque insurmontables. Quelques chèvres fugitives, et qui avaient échappé aux meutes envoyées du Chili en gravissant jusqu’au sommet des roches dont il est parsemée, descendirent bientôt dans les vallées avec une postérité nombreuse, et leurs troupeaux ne tardèrent pas d’offrir aux navigateurs à peu près les mêmes avantages que par le passé ; mais les pirates avaient cessé de se montrer dans ces parages, et il n’était plus nécessaire de les détruire : on les laissa errer en paix. Vers 1792 le gouvernement espagnol comprit que les îles de Juan-Fernandez pouvaient être deux points assez importants à conserver. Mas-a-Tierra surtout occupa son attention : une bourgade composée d’une quarantaine d’habitations fut fondée, diverses maisons isolées furent construites dans l’île. On renversa quelques forêts, on multiplia les arbres utiles, et des champs d’une certaine étendue furent cultivés, tandis que des troupeaux de vaches envoyées du Chili multiplièrent dans les vallées[1].

Ce qui eût dû être fait un siècle auparavant fut fait alors. Ces fortifications s’élevèrent, une batterie de cinq canons se trouva bientôt établie à la pointe occidentale de Plie, et elle put commander la rade. Une autre batterie, construite en briques avec ses deux

  1. Le consciencieux Alcedo affirme que les chiens de chasse envoyés du Chili multiplièrent à leur tour comme on les a vus multiplier à l’état sauvage dans les plaines de la Patagonie ; ils avaient perdus la faculté d’aboyer, et se réunissaient en troupes nombreuses. Les voyageur modernes se taisent sur ces nouveaux hôtes.