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et celui de la création. Cette pensée religieuse convenait bien sans doute au Sauvage qui s’élève quelquefois jusqu’aux idées les plus abstraites d’une métaphysique rêveuse, et qui ne peut jamais se décider à abandonner pour toujours les délices[1] de ses forêts.

Le Caraïbe des îles avait conservé dans sa conversation ces formes polies, admirées par Biet et par Barrère sur le continent. Un vieux voyageur nous en donne la preuve, quand il dit avec sa naïveté habituelle ; « Ils s’écoutent patiemment les uns les autres, et ne s’interrompent point dans leurs discours, mais ils ont accoutumé de pousser un petit ton de voix au bout de trois ou quatre périodes de celui qui parle, pour témoigner la satisfaction qu’ils ont de l’ouïr. »

Chose bien étrange, mais qui surprend moins quand on connaît les analogies que présentent certaines tribus sauvages étrangères les unes aux autres : les guerriers étaient dans l’usage de changer de nom avec l’ami de leur choix ; ils renouvelaient ainsi dans leurs îles la coutume la plus touchante des insulaires de la mer du Sud.[2]

Quoique les formes de la conversation n’aient qu’un rapport indirect avec la poésie d’un peuple et avec les inspirations de l’éloquence, quelques formules consacrées, quelques expressions transmises par d’anciens voyageurs nous prouvent que les Caraï devaient avoir, malgré leurs coutumes terribles, une poésie ingénieuse et tendre, des discours heureusement inspirés. Mon cœur était le nom qu’un guerrier donnait à sa femme, un frère était la moitié de son frère, un lieutenant la trace du capitaine ; l’arc-en-ciel se nommait le panache de Dieu, les épines les yeux de l’arbre, les doigts les enfants de la main.[3]

Ce peuple, si habile à trouver des mots expressif, n’avait point de parole pour signifier la pudeur et il allait nu : sans la connaître, il la sentait. Mon ami, disait un chef à un Européen, « c’est entre les deux yeux qu’il faut nous regarder. » C’est ce sentiment profond de la dignité de l’homme qui leur faisait rappeler en peu de mots, et avec une sorte de fierté, qu’ils ne se jugeaient pas inférieurs à leurs conquérants ; ils s’irritaient au seul nom des Sauvages, et disaient à ceux qui les appelaient ainsi : « Tu es Français et moi je suis Caraïbe. »[4] Cette nation qui avait des idées poétiques, ce peuple qui vivait au milieu des terres fertiles dont on nous vante, avec un peu d’exagération peut-être, la prodigieuse abondance, ces Caraïbes des iles, en un mot, que l’on a vantés et calomnies tour jusqu’à l’exagération, étaient aussi anthropophages, et telle fut l’horreur dont ils frappèrent les premiers conquérants, qu’à partir du seizième siècle, leur nom successivement altéré passa dans les langues de l’Europe et servit à désigner toutes les tribus sauvages qui se livrent ainsi à un esprit de vengeance implacable.

On a affirmé d’une manière un peu positive peut-être, que les Caraïbes du continent n’étaient pas anthropophages, tandis que ceux des îles l’étaient au plus haut degré. Ce qu’il y a de certain, c’est que les Galibis, leurs voisins et leurs alliés, avec lesquels on a voulu quelquefois les confondre, exterminaient leurs ennemis et les dévoraient en conservant des cérémonies plus terribles encore que celles qui étaient usitées au Brésil parmi les Tupinambas. Il est difficile que les Caraïbes des bords de l’Orénoque aient résisté à une coutume générale, et qu’on retrouve chez la plupart des grandes nations de l’Amérique méridionale. Il est probable aussi que l’habitude d’aller chasser aux esclaves pour les vendre aux Européens, succéda chez eux aux cérémonies de l’anthropophagie quand ils y trouvèrent leur avantage. Quant aux Caraïbes des petites Antilles, et à ceux qui dominaient jadis Saint-Domingue, mais qui furent promptement exterminés, il est infiniment probable que le massacre des prisonniers était chez eux l’objet d’une cérémonie solennelle, d’une espèce d’initiation guerrière, comme chez les Tupinambas.

  1. Histoire morale des Antilles, p. 393
  2. Voy. Rochefort, Péron, Cook, etc.
  3. Les Indiens des bords de l’Orénoque se servent également de cette expression. V. Salvador Gigli, Storia Americana.
  4. Caraïbe veut dire guerrier. Carina, qui a la même racine et dont ces peuples se servaient pour se désigner entre eux a formé plus tard le mot Cannibale. Quant à la prononciation du mot Caraïbe, dont on fait de nos jours Caribe, les vieux missionnaires affirment l’avoir entendu prononcer toujours ainsi que nous l’écrivons.