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gestes étranges et dans les poses les plus extraordinaires du monde. Je me crus transporté dans une ménagerie : tous ces hommes me semblaient des loups, des chacals, des purs, des hyènes dont les hurlements m’assourdissaient et dont les dents me menaçaient. Les uns tenaient de la main gauche un papier et de la droite un roseau avec lequel ils écrivaient de droite à gauche, sans autre appui que la main ou le genou ; d’autres lisaient à haute voix ou récitaient par cœur des passages du Coran qui forme la principale branche d’étude de la mosquée ; d’autres, accroupis en cercle autour d’un professeur, écoutaient la bouche béante ; et le professeur, vieillard à barbe blanche, assis par terre, le dos tourné contre une colonne, employait tour à tour l’éloquence de la parole et l’éloquence d’un gourdin pour faire pénétrer ses doctrines dans l’esprit de ses élèves. Et tout cela marmottait, travaillait, hurlait comme s’il s’agissait de gagner un prix destiné, à qui pousserait les grognements les plus sauvages. Je me demandais, chemin faisant, comment il est possible d’apprendre quelque chose au milieu d’un pareil vacarme. Notre janissaire avançait à grand’peine parmi cette foule compacte qui ne remuait pas, et de temps, en temps assénait un coup de courbache aux plus récalcitrants, tel qu’un berger qui visite son troupeau à l’étable et qui se fait faire place à coup de houlette. Nous le suivions ahuris, abasourdis, regardant à nos pieds de peur d’écraser en passant quelque savant absorbé dans ses méditations. Cette promenade bizarre me rappelait celle du Dante et de Virgile dans la plaine infernale toute jonchée d’ombres couchées qu’ils foulaient aux pieds en marchant.

Louis Delatre.