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la nature n’ait créé de beaux sites que pour fournir à quelques cuistres cérémonieux l’occasion d’amasser des millions. Autrefois sur toutes ses hauteurs se dressaient des châteaux de barons féodaux ; aujourd’hui ou y voit des auberges. De ces deux genres de coupe-gorges, lequel préférez-vous ? Quoiqu’il en soit, de la porte de l’auberge bien blanche et bien neuve du Monetier on n’a pu effacer l’inscription naître, souffrir, mourir…, elle est aussi ineffaçable que le sang de Duncan sur la main de lady Macbeth, — et elle apparaît en lettres de feu sur les murs de la salle à manger, comme le mane, pharès, thekel de Daniel, dans la salle de festin de Balthazar.

C’est pourquoi carpe diem. Jouissons de ce peu de vie qu’on nous accorde à regret. Persuadons-nous que l’homme est ici-bas, non pas pour souffrir, mais pour jouir ; c’est plus sage et plus juste, et par conséquent plus moral. Il est ici-bas pour jouir par les sens et par l’esprit ; — jouir par l’esprit, c’est s’instruire, et s’instruire, c’est voir ; la plupart des idées s’acquièrent par les yeux ; les aveugles-nés sont privés de la vue de l’intelligence, parce qu’ils sont privés de la vue des yeux. Ainsi donc voyons et voyageons, car voyager, c’est voir, et voir, c’est savoir.

Je suis né pour les voyages. J’ai été deux fois en Angleterre, avant de venir au monde. À cinq ans, j’ai traversé toute l’Allemagne, l’Autriche, le Tyrol et l’Italie, à la poursuite de la princesse Dietrichstein qui devait à ma mère une somme assez forte qu’elle refusait de reconnaître légalement. Ma mère s’occupait de ses intérêts ; moi, je n’étais sensible qu’aux aiguilles de la cathédrale de Strasbourg, aux sapins et aux loups de la forêt Noire ; aux torrents et aux pics glacés des Alpes, aux riches autels de la cathédrale de Padoue, aux tours, et aux clochers de Florence. Dans ce temps-là les moindres distances ne se parcouraient qu’avec des difficultés et des dépenses énormes ; aujourd’hui on franchit les plus grands espaces en un clin d’œil. Dans un laps de vingt-six ans, le monde a changé de face. Désormais