Page:Delécluze - Romans, contes et nouvelles, 1843.djvu/11

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littéraire à ceux qui les aiment, que dans la rencontre trop facile et si fréquente de réalités bien autrement dangereuses. Le danger du roman pour les jeunes gens des deux sexes serait donc fort restreint à mon compte, par la raison qu’en général ceux qui ont une tournure d’esprit romanesque obéissent naturellement à leur disposition et sans l’excitation de la lecture ; que toutes les filles qui ont de la santé et se livrent à des occupations journalières bien réglées sont plutôt prises par les yeux de leurs voisins que par les belles phrases d’un livre ; et qu’enfin c’est une exception fort rare que la lecture des romans ait sur l’esprit d’un homme d’autre action que celle de modifier ses goûts littéraires et l’emploi de ses talents.

J’arrive au point capital, à la question qui domine toutes les autres : le roman est-il immoral en soi, et son action est-elle nécessairement pernicieuse ?

Pendant le règne de Louis XIV, les ecclésiastiques condamnèrent les romans avec une grande ardeur, comme des livres abominables, profanes, impies, et dont la lecture devait être sévèrement défendue, anathème dont ils frappèrent également les productions dramatiques. Toutes les défenses canoniques contre les baladins, les jongleurs, les trouvères, les farces et les pièces de théâtre, arrêts qui datent effectivement des premiers temps de l’Église, furent invoqués de nouveau, lorsque Corneille, Racine, Molière, Quinault et Lulli donnèrent tant d’éclat aux différents modes de l’art théâtral. L’à-propos n’était pas heureux, il faut en convenir ; mais au moins le clergé fut alors et est encore aujourd’hui conséquent dans ses défenses à l’égard des romans et des théâtres, puisque, selon l’Église, excepté l’amour de Dieu, toute passion humaine est réputée impie, profane, abominable, et à plus forte raison les imitations que les poëtes, les artistes et les musiciens ont l’idée d’en faire. Ainsi donc le clergé a sa loi pour lui, et il condamne en forme.

Mais c’est ici où nous allons trouver encore une nouvelle preuve de l’inconvénient qu’il y a de prohiber en paroles ce que l’on ne peut pas réellement empêcher d’exister. Le roi Louis XIV était sans contredit un vrai et sincère catholique ; or, malgré les anathèmes lancés contre le théâtre, il a protégé Racine, Molière, Quinault et Lulli ; il aimait la tragédie,