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JOURNAL D’EUGÈNE DELACROIX.

extrême démangeaison de produire de toutes les manières, de lutter le plus possible contre le temps qui nous entraîne, et les distractions qui jettent un voile sur notre âme ; presque toujours aussi une sorte de calme philosophique, qui prépare à la souffrance et élève au-dessus des bagatelles. Mais c’est l’imagination qui peut-être nous abuse encore là ; au moindre accident, adieu presque toujours la philosophie ! Je voudrais identifier mon âme avec celle d’un autre.

— M. L…, chez Perpignan, parlait du roman de Saint-Léon de Godwin[1] ; il a trouvé le secret de faire de l’or et de prolonger sa vie au moyen d’un élixir. Toutes ses misères deviennent la suite de ses fatals secrets, et cependant au milieu de ses douleurs, il éprouve un secret plaisir de ces facultés étranges, qui l’isolent dans la nature. Hélas ! je n’ai pu trouver les secrets, et je suis réduit à déplorer en moi ce qui faisait la seule consolation de cet homme. La nature a mis une barrière entre mon âme et celle de

  1. William Godwin. Économiste et romancier anglais, né en 1756, mort en 1836. Après quelques années de travaux, il devint du coup célèbre par la publication de deux ouvrages : un traité de politique sociale et un roman. Le premier, intitulé Recherches touchant la justice politique et son influence sur la vertu et le bonheur gêneral, parut en 1793. Dans cet ouvrage, Godwin a la prétention de réformer la société d’après des données rationnelles tirées de la philosophie du dix-huitième siècle et de l’esprit de la Révolution française. Son roman, Caleb Williams, fut inspiré par un même sentiment d’indignation contre les vices de la société qui l’entourait. Sa fille épousa le poète Shelley, et il est probable que les idées de Godwin ne furent pas étrangères aux tendances révolutionnaires et rénovatrices de l’auteur des Cenci.