Page:Delacroix - Journal, t. 1, éd. Flat et Piot, 2e éd.djvu/193

La bibliothèque libre.
Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.
119
JOURNAL D’EUGÈNE DELACROIX.


— En lisant la notice sur lord Byron, au commencement du volume, ce matin, j’ai senti encore se réveiller en moi cet insatiable désir de produire. Puis-je dire que ce serait le bonheur pour moi ? Au moins me le semble-t-il. Heureux poète et plus heureux encore d’avoir une langue qui se plie à ses fantaisies ! Au reste, le français est sublime, mais il faudrait avoir livré à ce Protée rebelle bien des combats, avant de le dompter.

Ce qui fait le tourment de mon âme, c’est sa solitude. Plus la mienne se répand avec les amis et les habitudes ou les plaisirs journaliers, plus il me semble qu’elle m’échappe et se retire dans sa forteresse. Le poète qui vit dans la solitude, mais qui produit beaucoup, est celui qui jouit de ces trésors que nous portons dans notre sein, mais qui se dérobent à nous quand nous nous donnons aux autres. Quand on se livre tout entier à son âme, elle s’ouvre tout à vous, et c’est alors que la capricieuse vous permet le plus grand des bonheurs, celui dont parle la notice, celui inaperçu peut-être de lord Byron et de Rousseau, de la montrer sous mille formes, d’en faire part aux autres, de s’étudier soi-même, de se peindre continuellement dans ses ouvrages. Je ne parle pas des gens médiocres. Mais quelle est cette rage, non pas seulement de composer, mais de se faire imprimer, outre le bonheur des éloges ? C’est d’aller à toutes les âmes qui peuvent comprendre la vôtre ; et il arrive que toutes les