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JOURNAL D’EUGÈNE DELACROIX.

Comment se fait-il que dans une demi-ivresse, certains hommes, et je suis de ce nombre, acquièrent une lucidité de coup d’œil bien supérieure, dans beaucoup de cas, à celle de leur état calme ? Si, dans cet état, je relis une page dans laquelle je ne voyais rien à reprendre auparavant, j’y vois à l’instant, sans hésitation, des mots choquants, de mauvaises tournures, et je les rectifie avec une extrême facilité. Dans un tableau, de même : les incorrections, les gaucheries me sautent aux yeux ; je juge ma peinture comme si j’étais un autre que moi-même.

Ainsi voilà l’enfance, où les organes, à ce qu’il semble, sont imparfaits ; voilà le preneur d’opium, qui est pour l’homme de sang-froid un vrai fou, et puis encore celui qui a déjeuné plus que d’habitude et à qui nous n’irions pas demander conseil pour une affaire importante ; voilà, dis-je, des êtres qui semblent tout à fait hors de l’état commun, qui raisonnent, qui combinent, qui devinent, qui inventent avec une puissance, une finesse, une portée infiniment supérieure à ce que l’homme simplement raisonnable peut se flatter de tirer et d’obtenir de sa cervelle rassise. Gros, dans le temps de ses beaux ouvrages, déjeunait avec du vin de Champagne, en travaillant. Hoffmann a trouvé certainement dans le punch et le vin de Bourgogne ses meilleurs contes ; quant aux musiciens, il est reconnu d’un consentement universel que le vin est leur Hippocrène…

Quel est l’homme si froid au potage qui ne s’anime