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XXII
EUGÈNE DELACROIX.

compte fait, nous plaçant non pas tant au point de vue de la qualité que de la somme de bonheur possible, il est évident que l’existence de l’homme ordinaire offre plus de garanties que celle de l’homme supérieur. Delacroix en fut un jour frappé, dans les premiers temps de sa carrière, et ne put s’empêcher de noter l’observation sur son Journal : « Les ignorants et le vulgaire sont bien heureux. Tout est pour eux carrément arrangé dans la nature. Ils comprennent ce qui est, par la raison que cela est. » Plus tard, à vingt-cinq années de distance, il revient sur cette idée et parle des souffrances de l’homme de génie, de cette réflexion et de cette imagination qui lui semblent de funestes présents. Après les luttes qu’il avait dû soutenir, les attaques dont il avait été l’objet, il écrivait : Presque tous les grands hommes ont eu une vie plus traversée, plus misérable que celle des autres hommes. » La cause de leurs souffrances, Delacroix l’avait éprouvé, n’est pas seulement dans la difficulté d’imposer leur talent ; elle est encore et surtout dans ce talent lui-même, dans la nature maladivement sensible qu’il implique, qui fait vibrer leurs nerfs frémissants à des contacts non ressentis par la plupart, et communique à tout leur être une hyperesthésie contre laquelle il n’est pas de remède.

Mais l’homme est aussi impuissant à modifier sa nature morale que son tempérament physique : il lui faut accepter l’existence avec les conditions dans lesquelles elle se présente ; c’est cet asservissement aux lois implacables de la destinée qui amène la révolte en lui, bien qu’il en comprenne la nécessité. Sa raison lui démontre la loi, sa sensibilité s’insurge contre elle, dans une de ces heures où l’esprit, après avoir goûté, grâce aux délices