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JOURNAL D’EUGÈNE DELACROIX.

mesurer les distances, et se mettant lui-même de la partie.

Il m’a dit, en me quittant, que les hommes se divisaient en deux parties : les uns n’ont qu’une loi unique et qui est leur intérêt ; pour ceux-là, la ligne à suivre est bien simple, et ils n’ont en toutes choses qu’à suivre ce juge infaillible ; les autres ont le sentiment de la justice et l’intention de s’y conformer ; mais la plupart n’y obéissent qu’à moitié ou mieux n’y obéissent point du tout, tout en se faisant reproches ; ou bien, après avoir perdu de vue pendant quelque temps cette règle de leurs actions, y reviennent en donnant dans un excès qui leur ôte le fruit de leur conduite précédente, tout en leur laissant le blâme. Ainsi ils auront, par exemple, flatté les passions d’un protecteur dont ils attendent une faveur, et puis brusquement ils cesseront de le voir et iront jusqu’à se faire ses ennemis.

Pelletier m’avait dit le matin que, pour n’avoir rien à se reprocher, il avait mis son ambition dans sa poche. Je disais à Chenavard que je pensais qu’il était impossible de se trouver mêlé aux affaires des autres et de s’en tirer complètement honnête. « Comment voulez-vous, disait-il, qu’il en soit autrement ? Celui qui prend l’équité pour règle ne peut absolument lutter contre celui qui ne songe qu’à son intérêt : il sera toujours battu dans la carrière de l’ambition. »