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XLVI
EUGÈNE DELACROIX.

pensée ; plus tard, alors qu’il eût pu mettre son projet à exécution, il en fut distrait par ses travaux ; dans les dernières années de sa vie, l’idée d’un voyage à Venise le préoccupa encore : il fit des plans, prit des renseignements, mais finalement y renonça. Faut-il regretter, au point de vue de son œuvre, qu’il n’ait pas visité l’Italie ? Nous ne le pensons pas : sans doute il eût gagné à ce voyage une connaissance approfondie des maîtres qu’il aimait, que l’on ne peut juger « définitivement » qu’en les voyant dans leur pays, dans leur cadre, avec le décor du milieu environnant. L’éducation de son esprit en eût été plus complète ; son opinion sur certains artistes de la Renaissance aurait été modifiée en plusieurs points ; il n’est pas probable que son œuvre en eût subi le contre-coup. La vérité nous paraît être que, semblable à tous les grands inventeurs, Delacroix était attaché au sol natal par l’impérieuse nécessité de la production ; il n’avait pas trop de tout son temps pour exécuter les immenses projets qui fourmillaient dans son cerveau ; il constate quelque part, avec terreur, mais aussi avec une fierté légitime, qu’il faudrait dix existences d’artiste pour les mener à bien ; et de fait, lorsqu’on suit attentivement dans ce Journal la marche de sa pensée, lorsqu’on voit ce besoin incessant d’invention, cet amour absorbant du travail qui a dompté toute autre passion, on est amené à le rapprocher de ces grands maîtres du seizième siècle dont il apparaît, par l’énergie créatrice, le descendant incontestable.

Dans les jugements qu’il porte sur les peintres fameux de la Renaissance, et bien que ces jugements se ressentent souvent de l’incomplète connaissance qu’il en eut, Delacroix est toujours conséquent avec les principes