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Page:Delarue-Mardrus - Peaux d’lapins, 1944.djvu/27

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il est retourné à ses affaires. Il ne faut pas lui en vouloir. Ce sont des choses qui arrivent.

Elle ne répondit rien, mais il vit qu’elle essayait de sourire en mettant le couvert.

Car, à midi, grand luxe, on mettait le couvert. Le soir, manger la panade à même la casserole, c’est naturel. Mais, pour la viande, ou même de simples légumes, il faut une assiette, une fourchette, un couteau.

Tout cela, disparate et cassé, figure chaque jour sur la caisse d’emballage. Cependant, malgré ce dénuement, Marcel Ernée, personnage bizarre, a toujours surveillé la tenue à table de sa petite bonne femme. « Pas tant de bruit, Mariette ! Pas manger la bouche ouverte ! Pas tenir ta fourchette en l’air ! »

Parfois il explique :

— Un jour tu seras grande, et moi je serai mort. Personne ne sait ce que la vie va faire de toi. Tu seras peut-être une dame, plus tard. Alors il faut apprendre tout de suite les bonnes manières.

— Une dame ?

— Ne ris pas ! Je suis bien devenu marchand de peaux de lapins, moi !

Ce nuage qui passe dans les yeux clairs de l’homme, c’est sa vie antérieure. Mariette ne remarque rien. Elle n’est pas encore à l’âge où l’on interroge. Ce qu’elle sait de son grand-père, de tous les jours depuis qu’elle a quatre ans lui suffit. Comme il n’a jamais rien raconté de lui-même, sa curiosité ne s’est pas éveillée. L’enfance, en général, ne se préoccupe guère de ce qui la précéda. La vie ne

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