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des principes qu’il avait posés. Mais ce qui empêche toujours le philosophe écossais, dans ses théories morales comme dans ses théories économiques, de pousser trop loin les conséquences des principes inexacts, c’est la sûreté de son bon sens qui refuse d’admettre certaines déductions qu’il sent instinctivement être entachées d’erreur. C’est ainsi que, prévoyant le reproche qui devait lui être fait et ne pouvant admettre cette conclusion funeste que le bien est essentiellement relatif, il fait intervenir ce spectateur impartial, véritable Deus ex machina, « cette espèce de demi-dieu qui juge dans nos âmes, du bien et du mal[1] ». Cependant cette intervention est la ruine du système, car si le spectateur est impartial, c’est qu’il ne se laisse influencer par aucun sentiment, c’est qu’il résiste à ses passions, à sa sympathie même ; ce serait donc, en dernière analyse, la raison, car on est toujours amené à la faire intervenir sous une forme ou sous une autre lorsqu’on étudie les phénomènes moraux.

On ne pourrait concevoir, en effet, un spectateur sympathique qui fût impartial. De quelle espèce d’impartialité, dit Jouffroy[2], peut-il être ici question ? Ce n’est pas d’une impartialité de jugement ; car remarquez que la raison n’intervient en aucune manière dans l’appréciation morale, autrement l’appréciation morale n’émanerait plus de la seule sympathie et le système serait renversé. En présence d’un homme qui éprouve une certaine affection, ce qui se développe en moi, selon Smith, et ce par quoi l’action est appréciée, c’est l’instinct sympathique et pas autre chose : l’intelligence ne fait que recueillir la décision et la formuler. Par l’impartialité du spectateur, on ne saurait donc entendre l’impartialité de sa raison qui ne juge pas ; on est donc contraint d’entendre celle de sa sympathie qui seule juge. Mais ici se présente la difficulté de comprendre ; car, je le demande, quel sens mettre sous ces mots : l’impartialité d’un instinct ? On dit bien d’un homme qu’il est impartial ; mais à quelle condition ? À condition qu’on parle de son jugement ; car, supprimez en lui la faculté de juger, l’expression n’a plus de sens. C’est qu’en effet, l’impartialité ne peut s’entendre que de la faculté de juger,

  1. Théorie des sentiments moraux, p. 148.
  2. Cours de droit naturel, II, p. 12.