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Cette énumération des causes de la productivité du travail divisé est parfaitement exacte et elle a été acceptée jusqu’à ce jour, dans ses termes mêmes, par les économistes les plus éminents[1]. Malheureusement, il y a une ombre à ce tableau et nous sommes obligé de noter ici une défaillance de l’auteur. En effet, si Smith a fait ressortir, au point de vue économique, les heureux résultats de la division du travail en ce qui concerne la production, il a, dans une autre partie de ses Recherches, méconnu complètement le caractère moral de ce progrès de la civilisation, et lui qui édifiait tout le système de l’univers sur la tendance à l’harmonie universelle, il n’a pas craint de signaler l’antagonisme qui existerait, selon lui, entre la marche naturelle de l’industrie et la tendance générale de l’esprit humain. « Dans les progrès que fait la division du travail, a-t-il dit dans son chapitre de l’Éducation[2], l’occupation de la très majeure partie de ceux qui vivent de travail, c’est-à-dire de la masse du peuple, se borne à un très petit nombre d’opérations simples, très souvent à une ou deux. Or, l’intelligence de la plupart des hommes se forme nécessairement par leurs occupations ordinaires. Un homme dont toute la vie se passe à remplir un petit nombre d’opérations simples dont les effets sont aussi peut-être toujours les mêmes ou très approchant les mêmes, n’a pas lieu de développer son intelligence, ni d’exercer son imagination à chercher des expédients pour écarter des difficultés qui ne se rencontrent jamais ; il perd donc naturellement l’habitude de déployer ou d’exercer ses facultés et devient en général aussi stupide et aussi ignorant qu’il soit possible à une créature humaine de le devenir.

  1. Toutefois, M. Babbage (Science économique des manufactures, traduction Isoard) a indiqué un quatrième effet de la division du travail sur la production : c’est la possibilité d’employer les ouvriers selon leurs aptitudes et leurs forces, tandis que, sans cette division des attributions, il faudrait que les opérations qui exigent moins de force et d’habitude et les opérations difficiles fussent faites par le même ouvrier, ce qui élèverait le prix du produit. On peut faire remarquer aussi que, grâce à la séparation des tâches, chaque ouvrier fait un apprentissage moindre, qu’il a besoin d’un plus petit nombre d’outils et que ces outils sont plus constamment occupés.
  2. Richesse, liv. V, ch. I (t. II, p. 442).