Page:Delatour - Adam Smith sa vie, ses travaux, ses doctrines.djvu/155

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L’engourdissement de ses facultés morales le rend non seulement incapable de goûter aucune conversation raisonnable ou d’y prendre part, mais même d’éprouver aucune affection noble, généreuse ou tendre, et, par conséquent, de former aucun jugement un peu juste sur la plupart des devoirs, même les plus ordinaires, de la vie privée. Quant aux grands intérêts, aux grandes affaires de son pays, il est totalement hors d’état d’en juger, et, à moins qu’on n’ait pris quelque peine très particulière pour l’y préparer, il est également inhabile à défendre son pays à la guerre : l’uniformité de sa vie sédentaire corrompt naturellement et abat son courage, et lui fait envisager avec une aversion mêlée d’effroi la vie variée, incertaine et hasardeuse d’un soldat ; elle affaiblit même l’activité de son corps et le rend incapable de déployer sa force avec quelque vigueur et quelque constance dans tout autre emploi que celui auquel il a été élevé. Ainsi, sa dextérité dans son métier particulier est une qualité qu’il semble avoir acquise aux dépens de ses qualités intellectuelles, de ses vertus sociales et de ses dispositions guerrières. Or, cet état est celui dans lequel l’ouvrier pauvre, c’est-à-dire la masse du peuple, doit tomber nécessairement dans toute société civilisée et avancée en industrie, à moins que le gouvernement ne prenne des précautions pour prévenir ce mal. »

On ne saurait trop s’étonner de trouver une idée aussi étroite sous la plume même de Smith dont nous avons fait connaître la doctrine élevée en philosophie. Ce n’est pas seulement la séparation des tâches dans la fabrication de chaque produit que le célèbre économiste attaque ici avec cette violence, c’est la division même des différentes industries, condition de tout progrès. En réalité, la véritable conclusion d’un pareil système serait l’exaltation de l’état sauvage, qui seul pourrait développer ces qualités intellectuelles et morales qu’Adam Smith refuse ici à l’ouvrier alors que toute la suite de ses travaux tendait jusque-là à en démontrer le progrès par l’histoire de la civilisation. C’est donc, en somme, le procès de la civilisation que le philosophe écossais paraît faire ici incidemment, et on croirait lire en vérité, non pas un fragment des Recherches, mais plutôt un passage d’un livre de Rousseau.