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VIE DE NAPOLÉON Ier

Il est trop tard. Plus de vingt ennemis me serrent de près, je suis au milieu d’un cercle menaçant : Je me rends.

Quatre ou cinq vigoureux gaillards m’entourent, me font descendre de cheval et commencent, sans doute pour me réchauffer, par m’administrer une volée de coups de fouet qui me mettent tout en sang. Puis, voyant que je n’ai sur moi que de misérables haillons, ils se contentent de me prendre mon sac avec tout ce qu’il contient. Sans le savoir, je leur ai apporté un riche butin. Le porte-manteau du brigand que j’ai tué est plein d’épaulettes, de montres et de beau linge. On en fait bien vite le partage. Ce qui m’étonne, c’est qu’ils ne me tuent pas pour venger leur camarade. Mais ces sauvages sont trop heureux de la bonne aubaine que je leur procure, pour songer à autre chose. Ils rient aux éclats en montrant de longues dents blanches, de vraies dents de loup, et je crois bien qu’ils m’ont remercié du service que je venais de leur rendre.

Ces brutes ne connaissaient que deux choses : se battre et piller. Je dois reconnaître que, pour piller surtout, ils étaient très forts.

La troupe se remet en marche. Je suis gardé à vue par deux hommes qui ont reçu l’ordre de me tuer si je cherche à fuir.

Au bout de la plaine je vois plus de deux cents soldats, prisonniers comme moi, mais dans quel état !

Trop faibles pour nous défendre, mourant de faim, nous étions là comme un troupeau de moutons conduits par des bergers ivres et surveillés par des chiens avides de sang. Personne de nous ne cherchait à éviter les coups qu’on lui portait ; nous avions à peine assez de forces pour nous tenir debout, assez d’énergie pour ne pas demander la mort.

Jugeant sans doute que nous étions en nombre suffisant pour former un convoi, nos bourreaux remontèrent à cheval, et, se servant du fer de leur lance comme d’un aiguillon, ils nous chassèrent devant eux, maltraitant ou tuant même ceux que la faiblesse empêchait d’avancer.

Comme il y avait parmi nous beaucoup de malades, on nous empêchait de séjourner dans les villages et même à proximité des fermes isolées. Quand la nuit était venue, les cosaques faisaient cinq ou six grands feux et nous permettaient de nous asseoir autour et d’y faire cuire le peu d’aliments qu’ils mettaient à notre disposition. Quelle vie ! À moitié nus, mal nourris, nous restions là, accroupis dans la neige, nous retournant de temps en temps, pour empêcher nos corps amaigris de geler d’un côté pendant qu’ils se rechauffaient quelque peu de l’autre. Les officiers seuls obtenaient une botte de paille. Le matin, il y avait toujours, autour de chaque feu, pour le moins cinq ou six de nos compagnons d’infortune qui ne se relevaient plus. Les cosaques ramassaient les débris de nos feux, y ajoutaient au besoin quelques gros morceaux de bois et construisaient ainsi un bûcher où ils jetaient les cadavres. J’ai vu plus d’une fois des soldats auxquels il restait un souffle de vie mêlés aux morts et se tordre dans le brasier en poussant des cris qui retentissaient au loin. Nos bourreaux, compatissants à leur manière, achevaient ces malheureux d’un coup de lance, nous forçaient à reformer nos rangs et, nous chassant devant eux, poursuivaient leur voyage jusqu’à la prochaine étape, où les mêmes scènes se renouvelaient.

Les sauvages ne m’avaient pris ni les lambeaux de drap qui enveloppaient mes pieds, ni mon pantalon brûlé et troué, ni ma capote usée jusqu’à la corde. Ils m’avaient même rendu mon sac, après l’avoir vidé. Tous ces