Page:Deschamps, Émile - Œuvres complètes, t3, 1873.djvu/18

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et le lectour y gagne, en développements riches et curieux, tout ce que le spectateur serait obligé de perdre. Nous dirons encore que cette pièce suppose une étude profonde de l’histoire et des mœurs et une connaissance des hommes et de l’homme, bien rares parmi nos auteurs dramatiques ; qu’on y trouve plus de vingt personnages créés ou ressuscités de manière à les croire vivants, et au moins quinze scènes étincelantes de verve comique ou palpitantes de l’accent tragique le plus imposant, surtout la grande scène nocturne du troisième acte entre Cromwell et le juif Manassé, où la terreur et la poésie sont portées au plus haut degré que puisse atteindre l’art. Mais ce que la plus injuste prévention ne saurait méconnaître, c’est « ce style libre, franc, loyal, osant tout dire sans pruderie, tout exprimer sans recherche ; ce vers savant et naïf, passant, d’une naturelle allure, de la comédie à la tragédie, du sublime au grotesque ; tour à tour positif et poétique, tout ensemble artiste et inspiré, sachant briser à propos et déplacer la césure pour déguiser sa monotonie d’alexandrin ; fidèle à la rime, cette esclave reine, cette suprême grâce de notre poésie, ce générateur de notre mètre ; inépuisable dans la variété de ses tours, insaisissable dans ses secrets d’élégance et de facture, irréconciliable ennemi des fleurs de collège, de l’ampoule et des lieux communs. » Nous venons d’emprunter quelques lignes de la définition que donne M. Victor Hugo du genre de vers qui convient au drame, et nous ne pouvons mieux les appliquer qu’aux vers même de son drame, qui parcourent avec une souplesse surprenante toute la gamme poétique, sans toutefois faire résonner jamais le ton de l’élégie ni celui de l’épître, qu’on a si faussement prodigués dans la tragédie et dans la comédie depuis que tant d’auteurs ont abandonné la manière large et vraie de Corneille et de Molière. M. Victor Hugo nous y ramène ; c’était une grande difficulté, ce sera une grande gloire.

La fidèle couleur des temps, dont le Cromwell est imprégné, n’est pas le moindre mérite de cet ouvrage ; quelque part que vous l’ouvriez, vous êtes à Londres, et sous le joug pesant du protecteur. Il n’y a que des