Page:Deschamps, Émile - Œuvres complètes, t3, 1873.djvu/19

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talents du premier ordre qui sachent répandre, non pas à la surface, mais au fond, dans le cœur même du drame, cette couleur locale qui vivifie tout et que rien ne remplace. C’est ce qu’ont fait de nos jours M. Lemercier dans Agamemnon, et M. Soumet dans Clytemnestre et dans Saül ; trois belles tragédies antiques qui vivraient par cette seule qualité, quand même elles n’auraient pas toutes les autres. M. Victor Hugo est le seul poëte français qui, depuis Corneille dans son admirable Cid, nous ait étonné par un langage aussi continuellement juste et étudié, dans un sujet moderne[1].

Après cela, qu’on reprenne avec plus ou moins de discernement, avec plus ou moins de bienveillance, quelques parties défectueuses ou étranges de l’ouvrage de M. Victor Hugo ; qu’on reproche à son talent d’outrer et d’exagérer les qualités mêmes qui le caractérisent ; de dépasser dans plusieurs endroits le but proposé ; d’avoir, dans certaines scènes, laissé trop longtemps dominer le pittoresque au préjudice de l’intérêt dramatique ; d’employer le grotesque avec trop peu d’économie, enfin de paraître quelquefois chercher avec complaisance ce qu’il faudrait seulement ne pas éviter… C’est bien ; que M. Victor Hugo dédaigne les critiques sottes ou grossières, et qu’il profite des observations judicieuses, c’est encore mieux. Mais qu’on nous permette seulement une remarque : la plupart de nos auteurs, lorsqu’ils veulent faire une pièce de théâtre, pensent d’abord à l’action, à la marche de l’ouvrage, au nœud de l’intrigue, etc., puis ils jettent, dans cette intrigue, dans cette action, des personnages si peu

  1. Nous regrettons beaucoup que le Cid d’Andalousie de M. Lebrun n’ait pas été imprimé. Ce n’est pas à une représentation aussi orageuse que celle où nous avons assisté, qu’on peut juger sainement du style et de la versification d’un grand ouvrage. Nous pouvons cependant affirmer que le ton général du langage nous a paru excellent, surtout dans les scènes d’amours, où il est presque toujours si faux sur notre théâtre actuel. Cette tentative très-remarquable de l’auteur de Marie Stuart vers un genre de tragédie plus simple et plus poétique à la fois que nos tragédies habituelles, devait du moins être encouragée ; le peu d’accueil qu’on lui a fait donnerait à penser que le public de Paris n’est pas plus avancé que certaines académies de province. (Note de l’Auteur.)