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Page:Desportes - Madame Desbordes-Valmore, 1859.pdf/2

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d’intérieur est un chef-d’œuvre. Pour peindre ainsi de telles angoisses il faut les avoir éprouvées : l’imagination n’y suffirait pas.

Cette enfance si pauvre, cette maison paternelle si denuée, madame Valmore se prendra plus tard à les regretter ; elle dira : « Je n’ai vu la paix et le bonheur que là. ». C’est que les premiers soleils de la vie colorent tout divinement ; c’est que sous leur chaude influence l’imagination nous crée partout un Eden. C’est le temps des enchantements. Tout enfant, tout poète surtout peut dire comme la Jeune Captive :

L’illusion féconde habite dans mon sein…
J’ai les ailes de l’espérance.

Cet enfant songeur, ce poète naissant ; Marceline, peuplait alors de ses plus chères visions l’humble demeure paternelle ; et, derrière cette demeure, le cimetière si souvent visité de Notre-Dame de Douai, et les rives de cette Scarpe peu euphonique, mais qui avait pour elle le charme natal qui embellit tout. Voilà le monde qu’elle regrettait. Qui de nous ne s’est ainsi créé un monde et ne l’a regretté ? Pour tous ceux qui ont vieilli c’est là véritablement le paradis perdu.

Cette petite maison de Douai qui abritait tant de pauvreté sous son humble toit, y abritait aussi l’honneur. La fortune s’y présenta un jour, portant un million dans ses mains ; elle y venait acheter des consciences : la fortune fut éconduite. Écoutons madame Valmore :

« Les grands-oncles de mon père, exilés autrefois en Hollande, à la révocation de l’édit de Nantes, offrirent à ma famille leur immense succession, si l’on voulait reprendre la religion protestante. Ces deux oncles étaient centenaires ; ils vivaient dans le célibat à Amsterdam… On fit une assemblée dans la maison. Ma mère pleura beaucoup. Mon père était indécis et nous embrassait. Enfin on refusa la succession dans la peur de vendre notre âme, et nous restâmes dans une misère qui s’accrut de mois en mois jusqu’à causer un déchirement intérieur où j’ai puisé toutes les tristesses de mon caractère. »

Ce qu’on ne voulut pas accepter des grands-oncles, à la condition de vendre son âme, on pouvait bien le recevoir, sans condition avilissante, d’un autre membre de la famille. La mère de Marceline, « imprudente et courageuse », s’embarqua pour l’Amérique (la Guadeloupe), allant demander aide et secours à une cousine devenue riche. Elle emmenait avec elle Marceline qui avait alors treize ans.

« Arrivées en Amérique, c’est madame Valmore qui raconte, elle trouva sa cousine veuve, classée par les nègres de son habitation, la colonie révoltée, la fièvre jaune dans toute son horreur. Elle ne porta pas ce coup. Son réveil, ce fut de mourir à quarante et un ans ! Moi, j’expirais auprès d’elle ; on m’emmena en deuil hors de cette île dépeuplée à demi par la mort, et, de vaisseau en vaisseau, je fus rapportée au milieu de mes parents devenus tout-à-fait pauvres. »