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Sa dette est déjà de plusieurs pelus : il doit tout le salaire qu’il a pu gagner depuis le dernier règlement de comptes.

Turenne ne discute pas. À quoi bon ? Il comprend. Montour veut faire de lui un débiteur de la Compagnie ; il veut l’engager sur la pente des dépenses folles et de l’ivrognerie qui coûte cher. C’est un coup bien connu dans le Nord. Les imprudents, — presque tous les voyageurs, — se laissent tenter par ce qu’ils voient : ils achètent, et à des prix exorbitants fixés par la Compagnie, des robes pour leurs femmes indiennes, des couvertures, des chevaux sauvages, des fusils ; ils empruntent pour perdre au jeu. Bientôt, ils doivent le salaire des dix ou des quinze prochaines années.

Alors, leur liberté est perdue. Esclaves, ils doivent signer chaque année de nouveaux engagements afin de rembourser les sommes dont ils sont débiteurs. Le retour dans le Bas-Canada devient impossible. Prisonniers des bourgeoys qui les emploient à leurs tâches, ils continuent à mener dans les pays d’En-Haut leur existence de misère.

Mais Louison Turenne a toujours été prudent. Il voulait amasser un petit pécule. Toujours, il n’a acheté au comptoir qu’avec mesure ; et il a dressé une liste des marchandises avec l’indication des prix.

Maintenant, il cesse complètement d’acheter. Plus de tabac pour lui ; et s’il a besoin de vêtements, de chaussures, il les fabrique avec du cuir qu’il a tanné lui-même.

À chaque offensive de Montour, il oppose ainsi une réplique directe et dure. Mais résistera-t-il jusqu’à la fin ? Il ne doute point de sa volonté ; mais il se défie de son intelligence. Elle est autrement profonde que celle de Montour, mais elle n’en a pas l’agilité, la souplesse, la subtilité. Elle ne s’est pas développée dans le même sens que celle de son rival.

Et surtout Louison Turenne ne possède pas la psychologie pratique du traiteur. Parler à chacun son langage, connaître la façon de lui plaire, de l’irriter, de le rallier à ses projets ; savoir que le premier peut être dupé et de quelle façon ; que le second peut être gagné et avec quelles paroles ; flatter le

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