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dans son esprit des sujets de conversation. Entre les deux hommes, peu de sympathie naturelle existe, et ils éprouvent des difficultés à poursuivre longtemps un entretien.

Mais Nicolas Montour ne se décourage point. Et Lendormy perçoit à peine, comme d’habitude, l’influence subtile du cerveau en travail, à côté de lui, des yeux fixes et sans expression, parce que l’être intérieur surveille, prépare des phrases, cherche prudemment des mots. Le milieu dit :

— Tu connais Bombardier depuis longtemps ?

— Dix ans au moins.

— Qu’en penses-tu ? Un homme en qui on peut avoir confiance ?

— Mais certainement.

— Oui, je vois.

Le ton signifie brutalement : « C’est assez ». Lendormy ignore pourquoi, mais souvent, au moment où l’entretien devient intéressant, Montour freine brusquement et change de propos.

— Tu as dû passer par bien des misères pendant les quinze années que tu as été voyageur ?

— Oui.

François Lendormy ne sort pas de sa réticence. Dans l’espérance peut-être de provoquer des aveux à l’aide de fausses confidences, Nicolas Montour ajoute :

— Une fois, tu sais, j’ai volé tout un baril de rhum dans les entrepôts, à Montréal… Avec les gages que nous recevons et toutes les misères de notre vie…

Lendormy raconte quelques péripéties de ses voyages ; il s’échauffe. Et maintenant, Montour n’arrête plus la conversation ; des interjections, des encouragements jaillissent de ses lèvres ; un mot ici, un mot là, pour demander une précision, éclairer un détail, pendant que les autres confidences de son compagnon forment leur mare.

Le gouvernail cesse de parler ; Montour ne dit mot, lui non plus. Le silence agit soudain comme une pompe aspirante

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