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Et troublé par ces pensées, il suit des yeux Nicolas Montour qui se promène hors du fort, se rend jusqu’aux arbres de la forêt, revient vers les palissades ; Montour, lourd, gros, brutal, qui montre, lorsqu’il se retourne, sa nuque grasse et renflée d’égoïste.

Provençal aborde Turenne. Lui aussi, c’est un homme lourd, gros, bien nourri, une réplique de Lelâcheur, de Prudent Malaterre. La fausseté lui suinte de la figure par tous les pores ; elle a modelé ses traits ; elle a tout touché : les yeux, la bouche, le rire, les rides, la parole, le front, la peau même. Comme Turenne les connaît maintenant, ces faces de Judas stigmatisées par le vice intérieur, ces faces intolérables qui suent le pus de leur âme.

— José Paul épouse Lune dans trois jours, lui dit Provençal.

— Oui ? Qui te l’a dit ? demande Turenne.

— Il achetait des couvertures et des fusils pour la Barbiche Blanche, ce matin.

— Que veux-tu que j’y fasse ?

— Tu ne laisseras pas José Paul épouser Lune ? Tu lui tiens lieu de père ?

— Comment l’empêcher ?

— Il la gardera deux ou trois ans. Il l’abandonnera ensuite près d’un fort : tu sais ce que cela veut dire. Et lorsqu’il sera ivre, il la rouera de coups.

— Oui ?

— Nous n’y pouvons rien, je suppose… Le plus grand chenapan du Nord-Ouest.

Turenne simule l’indifférence : cette conversation sera rapportée à Montour, il le sait. Mais il ne peut douter de l’information de Provençal : dans trois jours, Lune épousera José Paul.

Heureusement, un nouvel incident impose du délai. Du Nord, un courrier arrive en effet avec des nouvelles alarmantes. Les Petits qui n’ont plus osé envoyer des voyageurs en dérouine, viennent de s’aviser d’un autre stratagème : ils ont

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