Page:Desrosiers - Les Engagés du Grand Portage, 1946.djvu/199

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cette nuit diabolique. Des querelles éclatent toujours, des pas titubants passent à la porte du wigwam ; quelquefois ce sont des glapissements de bête. Mais il ne bouge point.

C’est le jour enfin. Il retourne au fort. À deux heures de l’après-midi, un peu après le lever de Montour, la disparition de Lune est signalée. Les hommes s’excitent, partent d’un côté ou de l’autre. Turenne demeure au même endroit, calme. Il fume.

Une expédition s’éloigne et Turenne fume, impassible, immobile. Puis, lorsque tous les engagés sont partis, il se lève à son tour pour aller examiner ses pièges échelonnés sur une longue ligne. Il trouve une mouffette, la patte brisée, toujours vivante ; Turenne casse une grosse branche, et d’un effort de tout son être, il lui brise les reins.

Comme le Bancroche, comme tant d’autres bourgeoys du Nord-Ouest, Nicolas Montour a pris l’habitude de boire ; il s’enivre sans retenue, à la vue de tous, avec laisser-aller, avec impudeur ; et cette ivresse est glacée, sans gaieté ; elle en gêne les témoins. Pas de chansons, pas de bruits ; aucun son ne sort de sa bouche ; un pain sans levain, massif et lourd.

Envers les hommes qui l’entourent, il a aussi adopté une attitude mi-dictatoriale, mi-méprisante. Il les a tous trompés, alors il les méprise tous ; il les a tous à sa merci, alors il ne les estime point. Des guenilles à laver son plancher. Il les hait pour leurs craintes, leur pusillanimité, leurs vices, leurs bassesses qu’il connaît et qu’il a exploités, pour leur manque de ruse et d’habileté.

Montour boit après le départ de Lune, après l’assassinat de son beau-père, après le départ du Cerf et de sa bande pour les territoires du Sud. Puis il reprend son jeu de joueur d’échecs : un pion ici, un pion là ; le premier mouvement entravé, il en exécute un autre.

Mais Louison Turenne est toujours sur ses gardes ; il sait, lui, qu’avec Montour, rien n’est jamais fini ; il peut dépenser des semaines et des mois à tendre un piège.

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