Page:Desrosiers - Les Engagés du Grand Portage, 1946.djvu/64

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Septembre s’annonce par des grains de neige, des nuits glaciales, de grands vents refroidis sur les étendues désertiques du pôle. La brigade se hâte. Par une série de lacs et de rivières entrecoupés de portage, elle a quitté la Saskatchewan au fort Cumberland, laissé derrière elle les prairies à peine entrevues, atteint le fleuve Churchill. Seule, une sombre bordure de conifères la sépare du corridor sans forêt qui borne l’océan Arctique.

Son humeur joviale l’aidant à bien tenir en main son équipage turbulent, le Bancroche exige de ses hommes des efforts extraordinaires. Parfois, le signal du départ se donne à deux heures du matin. Pourtant les hommes sont harassés ; plusieurs ont les jambes et les pieds enflés ; d’autres se traînent à peine. Tous sont rendus, las, non de cette fatigue d’un jour ou d’une semaine qu’une bonne nuit de repos dissipe, mais de cet épuisement profond qui provient de quatre mois d’un travail au-dessus des forces humaines ; et sans qu’il y ait entente, la marche ralentit.

Et le fleuve Churchill présente des difficultés singulières : douze lacs à traverser sur son parcours, de nombreux rapides et portages. Ceux-ci s’effectuent maintenant sans animation, dans le silence ; et les voyageurs en mêlent les noms : portages de la rivière Rapide, du Baril, du Vison, du Diable, des Halliers, des Galets, des Morts, des Écores, du Rapide qui ne parle point, du Canot Tourné, des Épingles, du Genou, du Serpent, des Œufs, du lac Croche, du lac Primeau ; les voyageurs les confondent tous, ils ne savent plus s’ils sont situés sur le fleuve Churchill, les rivières Winnipeg ou Maligne. En ont-ils traversé cent cinquante ou deux cents depuis leur départ ? Ils ne savent plus. Et s’ils demandent aux vieux voyageurs les noms de ceux qui interrompent encore leur route, l’énumération en est si longue qu’elle paraît interminable. Alors, ils marchent dans une résignation muette, car s’ils ralentissaient un instant leur marche, la glace pourrait les surprendre en chemin et ils devraient hiverner au hasard dans un chantier de fortune.

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