Page:Desrosiers - Les Engagés du Grand Portage, 1946.djvu/76

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d’abord par un sentier sablonneux parsemé de cailloux ; puis ils gravissent un chemin uni qui se glisse sous la forêt de cyprès, de sapins et de peupliers ; un petit lac s’offre à leur vue, puis des collines escarpées.

Ils peinent tout le jour, puis ils dorment autour du chargement. Sans penser à rien, pour ne pas se décourager, ils avancent sous le poids qui les écrase, muets comme des bêtes de somme. Et ce n’est que le soir du quatrième jour, après des fatigues mortelles, qu’ils atteignent les rives de la rivière à l’Eau Claire, ou rivière des Bocages, d’une profondeur qui va jusqu’à 600 pieds, et dont le courant coule vers l’océan polaire. Recrus de misères, ils s’affaissent autour des feux allumés.

Dans le crépuscule flamboyant, ils regardent s’étendre lointainement le pays de Rabaska dont ils ont atteint la frontière. C’est un spectacle de majesté suprême. Jusqu’à quarante milles et plus, la rivière fuit vers le couchant dans une espèce de canal sombre où elle prend une couleur de vitre ; se glissant avec elle entre deux séries de hauteurs violacées, la vallée, tour à tour fourrée de forêts denses ou pelée comme un pâturage, s’éloigne, sinueuse, et dévale vers l’abîme des lointaines prairies.

À demi couchés les uns à côté des autres, en silence, ils fument devant la mystérieuse contrée. Les flammes du couchant s’éteignent soudain et l’air retentit d’étranges rumeurs : vent d’automne et ses sifflements désolés, bramement des wapitis, des chevreuils et des cariboux. Las, les nerfs sensibles, les voyageurs frissonnent d’une désolation déchirante. La sensation aiguë de leur solitude tout à coup leur perce le cœur ; ils éprouvent l’appréhension vague qu’apportent un éloignement trop grand des hommes, la constatation de leur petitesse dans ce continent trop vaste, une crainte de se trouver ainsi à mille lieues peut-être de la civilisation, des villages, des vieilles paroisses qui laissent monter leurs fumées entre les arbres sous lesquels ils sont tapis.

Heure d’angoisse brève. Le lendemain, ils ont repris leur

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